Chronique d'un chateau hante
tombe
demeurât invisible. Au matin eux aussi avaient disparu sans rien emporter. Ils
avaient plié dans une serviette le poignard ensanglanté. Le marquis le trouva
le matin au seuil de sa porte accompagné de ce billet laconique : Alla remente di Pallio. On n’en
entendit jamais plus parler. Il plut pendant huit jours. L’herbe poussa.
L’arbre perdit ses feuilles qui firent tapis au long de l’automne. Le marquis,
à coups d’espingole, tua un sanglier qui essayait de déterrer quelque chose
avec ses défenses.
Chérubin
n’avait de famille que deux frères qu’un héritage malheureux avait brouillés
pour toujours avec lui.
On ne sut
pas ce que se dirent les deux époux au sujet de ces trois disparitions
suspectes et nul ne leur posa de questions.
Par une
extraordinaire manifestation de ce que peut devenir l’amour quand il n’existe
plus, la marquise le restant de sa vie ne quitta plus la couleur gris perle
pour ses atours. Elle lui seyait d’ailleurs à merveille. Un homme sage et
impartial qui l’eût interrogée pour obtenir d’elle la raison de ce gris perle
n’eût pu résoudre l’énigme. Son subconscient lui avait imposé cette contrainte
en dépit d’elle-même.
Elle eut
d’ailleurs bientôt l’occasion d’aggraver ce demi-deuil. Ses deux aînés étaient
à l’armée, l’un était ingénieur des poudrières, le second capitaine
d’artillerie. Certain jour où ils visitaient Gaussan, ils avaient eu l’occasion
de se convaincre et de se communiquer qu’il était bien dommage que ce grand
arbre fît une telle ombre à leur beau château. Ils déplorèrent l’obstination de
leur père à le conserver et se promirent que, dès qu’ils seraient les maîtres,
ils feraient de ce chêne bonne et prompte justice.
Sur ces
entrefaites il prit fantaisie au cardinal Dubois, alors maître de la France, de
déclarer la guerre à la Sainte-Alliance.
L’aîné
des Gaussan fut tué à cette bataille où Maurice de Saxe invita les Anglais à
tirer les premiers. Cette salve de politesse coûta la vie à bon nombre de
valeureux représentants de la noblesse française.
Quand
Palamède vit le cercueil de Tancrède dressé sur une estrade dans le grand
vestibule de Gaussan, le cœur lui faillit, sa béquille lui échappa bruyamment
et il tomba en apoplexie. La marquise aggrava de noir pour son fils le deuil de
son ancien amant qu’elle avait pris en gris, et mourut peu après.
Toussaint,
le puîné, revint couvert d’honneurs, et comme il s’agissait d’une victoire, le
roi le nomma directeur des Poudres et Salpêtres, et il mena une vie bien
remplie qui lui permit d’oublier que l’arbre gigantesque obombrait le château.
Partagé
entre sa carrière à la cour et son amour du pays, il fit dans les bois
entourant Gaussan quelques expériences pyrotechniques où il faillit perdre la
vie mais cela ne l’empêcha pas d’épouser une grande héritière des environs, née
Françoise de Sabran et de vingt ans sa cadette, à laquelle il fit deux garçons
robustes.
À la mort
du roi Louis XV, Toussaint revint au pays pour, espérait-il, ne plus le
quitter. Il en profita, à quarante-huit ans, pour faire à la marquise une
dernière fille que sa mère, on ne sut jamais pourquoi, appela Sensitive.
Jusqu’à
douze ans cette fille demeura au château, partageant les jeux des fermiers que
Palamède avait affranchis. Elle devint le bâton de vieillesse de Palamède,
lequel ne pouvait plus parler et qu’on promenait en petite voiture. Celui-ci
fit comprendre à Sensitive qu’il lui serait agréable, parfois, d’être conduit
au pied de son arbre pour pouvoir en caresser l’écorce. Il était veuf désormais
et n’avait plus pour le rattacher à la vie que ce chêne qui faisait croire à
l’éternité.
Quant à
l’arbre lui-même, personne ne lui interdisait plus de faire de l’ombre au
château. Il avait eu raison de tous ceux qui avaient eu le malheur de lui être
contraires.
6
Quand
Sensitive Pons de Gaussan atteignit les rives du lac Léman, prête à passer en
Suisse, l’instinct de sa race lui fit arrêter l’équipage.
Elle
avait quitté Versailles au lendemain du massacre des Suisses aux Tuileries,
dans la monstrueuse panique qui avait suivi chez tous les aristocrates qui
occupaient encore le palais et ne croyaient toujours pas à la Révolution.
Dans un
nuage de poussière qui s’abattait sur les boulingrins du parc, les équipages
fuyant vers Coblence se bousculaient
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