Chronique d'un chateau hante
l’avait jamais vu en une telle fureur. Les frères vénitiens en frissonnaient
encore trois jours plus tard en se répétant la confidence.
En
réalité, Palamède, en observant bien son architecte, venait de comprendre que
celui-ci l’avait surpris en train de faire l’amour avec Gersande et qu’il en
avait conçu une amertume extrême.
Il lui
avait bien semblé en effet, à un moment où il s’était retourné, voir une ombre
au pied du lit et se gavant de ce spectacle, mais il avait oublié aussitôt
cette intrusion. Elle venait de lui sauter au visage en l’entendant lui
annoncer son intention de couper l’arbre.
« Est-ce
parce qu’il a été l’amant de Gersande que je le menace ? Ma nature humaine
en serait bien capable… »
Mais au
frisson qui l’avait parcouru à l’évocation de ce chêne, de tout son long
cadavre embrassant la terre, il avait compris que c’était bien cette vision qui
motivait son courroux.
De son
côté, Chérubin cachait une âme qui ne correspondait pas à la joliesse de son
corps. Sa mère, un puits de déboires conjugaux, lui avait en son enfance passé
tous ses caprices et il ne supportait pas que la nature humaine lui résiste. En
fait, c’est en frappant du pied jusqu’à un jour se briser l’astragale qu’il
avait confronté son caractère au reste du monde. Mais les choses de la vie
depuis ce temps étaient devenues plus solides et plus compactes quoique émanant
de la seule imagination. Il ne frappait plus du pied qu’intérieurement, sachant
la dureté de la terre, mais à l’intérieur il continuait à prétendre que le sort
lui obéît.
— Je
passerai outre, se dit-il, je ne veux pas détruire la perfection de mon
chef-d’œuvre à cause d’un arbre eût-il quatre cents ans !
Cette
phrase fut prononcée à voix haute par Chérubin devant le chêne lui-même qu’il
venait toiser de temps à autre.
Les Vénitiens
l’entendirent, lesquels, l’un ou l’autre, l’épiaient étroitement depuis le
funeste serment qu’ils avaient entendu Palamède proférer.
Un soir,
au pied de l’arbre, ils virent un étrange feu de veille. Ils s’approchèrent en
rampant. Ils découvrirent douze scieurs de long qui dormaient affalés sous
l’abri du géant. Un seul d’entre eux veillait pour entretenir le feu. Ils
tenaient tous amoureusement leur trombellière [5] contre eux comme s’il s’agissait d’une compagne de nuit ou d’un instrument de
musique.
Les
Vénitiens en déduisirent qu’ils préparaient la mort du chêne. L’arbre
maintenant était blanc de lune particulière. Au murmure du vent qui le
traversait, les Vénitiens crurent l’entendre pleurer. Ils se mirent à genoux.
Ils entonnèrent mezza voce le Miserere d’Allegri qu’ils n’avaient plus chanté depuis la mort du pauvre Pallio. Après
quoi, tapis dans la broussaille, ils épièrent la pénombre. Ils savaient que les
compagnons scieurs attendaient un ordre de Chérubin pour se mettre au travail.
Ils ne voulaient pas charger l’âme du marquis, leur bienfaiteur, d’un crime que
celui-ci avait annoncé.
Quand
Chérubin, irréel dans son habit blanc, apparut distribuant des coups de pied
aux bûcherons pour les éveiller, les Vénitiens rampèrent dans le sous-bois et
se dressèrent soudain devant lui. Ils l’assassinèrent en commun, à la
vénitienne : chacun un coup du poignard qu’ils se passèrent de la main à
la main, afin qu’au jour du Jugement la responsabilité de chacun fût divisée
par deux.
Les
bûcherons ne demandèrent pas leur reste. Ils s’enfuirent à qui mieux mieux et
chacun pour soi. On vit longtemps dans la forêt où se fondait le parc du
château leurs lames en bandoulière fulgurer dans le clair de lune tandis qu’ils
s’enfuyaient.
Les
Vénitiens se mirent incontinent au travail. Ils creusèrent la tombe de Chérubin
à même le lieu où ils l’avaient occis. Ils l’étendirent là avec
précaution : face contre sol, afin qu’il ne vît pas les pelletées de terre
qui le frappaient de dos pour le rendre à l’éternité. La lune se coucha.
Longtemps les Vénitiens tout pleurant (car ils avaient beaucoup admiré Chérubin
pour son génie de bâtisseur) œuvrèrent dans l’ombre et à tâtons pour que la
tombe fût invisible. Avec les mains, avec les genoux, avec les pieds, ils
réussirent à l’effacer complètement par des mottes de gazon et de mousse et à
faire que, sous l’arbre, le terrain bouleversé disparût et que la
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