Chronique d'un chateau hante
grands saules courbés qui ployaient eux
aussi sous le poids de leurs branches trempées. Il fit avancer l’équipage
jusqu’à leur couvert. De là, à quelque cent toises, il distinguait un grand feu
de joie qu’on venait d’allumer, la pluie ayant cessé. Des armes et des
uniformes sortaient de la brume, formant cercle autour de ce feu.
Colas
descendit de son siège et frappa à la portière du carrosse. Sensitive débloqua
le loquet et pencha la tête à la portière. Dans le jour glauque qui descendait
des montagnes, les amants se virent pour la première fois. Ils ne s’étaient pas
contemplés depuis que leurs regards enchantés s’étaient rivés l’un à l’autre
dans le coït délicieux.
— Madame,
dit Colas chapeau bas (il l’avait essoré auparavant), madame, nous ne passerons
pas, vous et moi, à travers les corps de garde qui défendent l’entrée de la
ville. J’aperçois deçà de-là dans la brume, les feux d’innombrables bivouacs.
Il va nous falloir jouer serré et je crains que vous ne dussiez payer de votre
personne. J’ai une idée pour réussir à pénétrer en ville mais il faut que je
vous demande un sacrifice.
— Quoi
donc ? dit Sensitive alarmée.
— Il
va falloir vous enfermer dans le coffre à bagages.
— Mais
il est plein comme un œuf !
Colas
écarta les bras.
— Si
l’on vous voit vêtue en demoiselle de la Cour comme vous voilà nous ne
passerons pas.
— Soit,
dit Sensitive après avoir réfléchi. Mais faudra-t-il donc tout jeter ?
Colas
descendit du siège pour ouvrir le coffre volumineux qui occupait tout
l’arrière.
— Si
vous consentez à demeurer accroupie au lieu d’être allongée vous perdrez
seulement une malle.
Ce ne fut
pas une petite affaire que d’enfermer dans ce réduit le corps opulent de
Sensitive et cela ne se fit pas sans que, tout habillés et tout debout, les
deux amants sans un mot ne s’assouvissent une nouvelle fois avec tout le
bonheur du monde.
Mais
Colas ne perdait pas pour autant de vue le dessein qu’il avait formé dans son
esprit.
Au loin
des saules où le carrosse était dissimulé, une fête dans un corps de garde
faisait entendre sa musique et ses chants de guerre. Ce devait être une grande
fête à en juger par les gesticulations qui accompagnaient la musique et qu’on
pouvait tenir pour des danses échevelées.
En
réalité c’était un mariage civil. La mariée tout de blanc vêtue, et la cocarde
tricolore fichée dans sa haute coiffure, se pavanait au bras de son nouveau
mari, un garde national en grande tenue, une croix de cuivre accrochée à son revers,
à laquelle il paraissait tenir beaucoup.
Colas fit
avancer son équipage jusqu’à le rendre parfaitement visible et identifiable.
Après quoi, il mit pied à terre et s’agenouilla devant la portière de gauche.
Là, il saisit son couteau auvergnat qui ne le quittait jamais et il se mit en
devoir de gratter bruyamment les armes des marquis Pons de Gaussan sur les
flancs de la portière. Il grattait patiemment, faisant le plus de bruit
possible et tirant la langue dans son effort. Il poursuivit son œuvre sans
lever la tête jusqu’à ce que tout l’armorial disparût et se releva avec
satisfaction contemplant son travail.
Au loin
la musique s’était tue et un étrange piétinement se précisait autour de la
voiture.
Colas
tourna la tête comme surpris. À la suite de son sergent, le piquet de garde
s’était attroupé devant le carrosse, bientôt suivi par la mariée en cocarde
tricolore, ses demoiselles d’honneur et toute la noce curieuse.
— Eh
bien ? dit le sergent. Que fais-tu là, béjaune ?
— Vous
le voyez bien, répliqua calmement Colas, je gratte les armoiries d’un
ci-devant, le marquis de Gaussan, pour ne pas être reconnu par un parti de
royalistes. Il y en a partout quantité.
— Mais
comment t’es-tu procuré cette voiture ?
— C’était
à l’aube. J’allais prendre mon travail. Je suis boulanger à Paris. J’ai vu un
parti d’héroïques sans-culottes qui extirpaient ce ci-devant du carrosse pour
le mener à la lanterne la plus proche. Comme on nous a dit que tout est à nous
et que mon père a besoin de chevaux pour labourer, je me suis dit que j’allais
lui amener ceux-là pour donner du pain au peuple. Je suis des Basses-Alpes.
J’ai hâte d’aller m’enrôler. Dès que ces chevaux seront au travail, je
m’engagerai.
Il avait
débité sa tirade d’une seule haleine. Tout était
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