Chronique d'un chateau hante
bruit.
Il ouvrit
avec précaution la portière du véhicule. Sur les coussins, Sensitive dormait
terrassée par la fatigue et son séjour dans le coffre à bagages. À peine
paraissait-elle, dans son abandon, plus âgée que ces deux garçons qui la
regardaient dormir. Elle était sans défense, un genou sous ses jupons
apparaissait. Pudiquement, Colas abaissa les falbalas de sa maîtresse.
— Qui
est-ce ? demanda l’enfant.
— C’est
la marquise Pons de Gaussan, dit Colas. Je la ramène chez elle.
Il
prononçait ces mots avec orgueil. Depuis qu’il avait fait l’amour et qu’il
avait charge d’âme, il avait pris son visage d’homme.
— C’est
une aristocrate ! s’écria l’enfant.
Colas
secoua la tête.
— C’est
une pauvre femme, dit-il.
L’enfant
lui tourna le dos, s’engouffra dans la maison sans refermer la porte et
franchit par trois marches à la fois le grand escalier. Colas admirait qu’un
garçon pourvu d’un si gros derrière pût être si agile.
Cependant
le petit-fils du docteur Gagnon désignait le vestibule donnant sur l’escalier
d’un doigt péremptoire.
— C’est
une aristocrate ! accusa-t-il.
— Et
alors ? dit le docteur Gagnon.
Il avait
rabattu ses bésicles sur ses yeux pour considérer son descendant avec
curiosité. « Combien de temps lui faudra-t-il encore, pensa-t-il, pour
considérer qu’un être humain n’est qu’un être humain et non pas une
désignation ? »
L’enfant
était râblé, court sur pattes, doté d’un visage hilare d’adulte un peu bouffi
et d’un sourire à lèvres minces qui lui donnait, malgré son âge, l’air
sceptique.
Le
docteur Gagnon dit à mi-voix :
— C’est
donc elle sans doute.
Le mois
écoulé, il avait reçu un étrange messager qui lui apportait une missive à
cachet de marquis et deux petits sacs de jute fort lourds que le messager qui
tombait de fatigue lui assurait être pleins de louis.
À juger
du poids que cela représentait quand il les laissa tomber sur le plancher en
lames de noyer, la chose était plus que probable. « Ou c’est de l’or, ou
c’est du plomb », s’était dit le bon docteur.
Il avait décacheté la lettre. Elle était brève.
Mon cher ami, disait-elle, je fais appel aujourd’hui, en ma vie
finissante, au profond connaisseur de l’âme humaine que vous avez toujours été.
La marche du monde a été telle, ces dernières années, que cela fait maintenant
cinq ans que nous n’avons plus parcouru cette montagne de Lure qui nous était
si chère à vous et à moi.
Gagnon
déposa la missive sur sa table de travail. Pour écrire un tel charabia, il
fallait effectivement que son ami Gaussan (celui-ci avait lavé sa particule
bien avant la révolution) fût au plus mal. Cet homme avait aimé Voltaire autant
que lui, Gagnon. Ils l’avaient ensemble commenté, critiqué et disséqué et
Gagnon avait toujours admiré que ce riche aristocrate fût si hautainement
humaniste. Il avait pourtant connu un temps la cour du Bien-Aimé et s’y était
fort diverti, prétendait-il, étant épicurien. À Gaussan où il avait été invité,
Gagnon et lui avaient eu d’interminables discussions sur la nature de Dieu
comme sur celle des anges.
Gagnon
avait soupiré sur ce temps perdu de sa jeunesse et il avait repris sa lecture.
…Je viens aujourd’hui vous confier ma survie. Vous recevrez un jour, je
l’espère, la visite de ma fille que sa mère a eu la fantaisie d’appeler
Sensitive. Je lui ai enjoint de regagner Gaussan coûte que coûte (je suppose
quelle a hérité de l’intrépide héroïsme de ses lointains ancêtres) afin de
faire pièce aux envahisseurs de notre château, non que je sois particulièrement
attaché aux biens de ce monde mais notre parc contient un secret dont la nature
ne m’est pas connue et qui me tient à cœur par son mystère même. Peut-être un
de mes descendants le découvrira-t-il et c’est dans cette espérance que je vous
confie pour les remettre à Sensitive (si malheureusement elle ne vient pas vous
les garderez pour vous, vous sachant charitable je sais que vous en ferez bon
usage) les deux sacs de louis que mon fidèle Planchart vous remettra. Adieu,
mon ami, nous mourons donc devant Mayence, en terre étrangère, mais dans le
fond, quelle importance ?
La
missive n’était même pas signée. Les deux sacs d’or déposés bruyamment sur le
sol par le messager valaient le plus authentique des paraphes.
Après
avoir relu la
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