Chronique d'un chateau hante
sentiment
ancestral de ce qu’elle se devait, retirer à regret son doigt et redevenir
l’emblème héraldique qu’elle était en train d’abîmer.
Elle n’en
eut pas le temps. Colas s’éveilla en sursaut dès qu’elle lui effleura le
prépuce.
Il fit un
tel bond en arrière qu’il se retrouva à genoux devant Sensitive allongée qui le
regardait sans ciller. Peut-être consommait-il endormi le même rêve
qu’elle-même éprouvait éveillée.
On ne
pouvait plus rester muets. Et Sensitive comprit à l’épouvante de Colas que
celui-ci ne trouverait à dire que des paroles héroïques. C’était elle qui
devait imprimer le destin dans la minute même.
— Oublie
un moment, dit-elle très vite, que je suis marquise et toi valet. Ce soir sans
doute nous serons morts. Crois-tu que ce soit le moment de se faire des
politesses ?
Elle lui
enfonça la tête sous ses jupons où elle l’emprisonna.
— Fais-moi
des choses gentilles, dit-elle, c’est ce que je préfère !
Colas, la
bouche encombrée de dentelles, fit signe avec la tête qu’il ne savait pas.
— Je
te guiderai, murmura Sensitive. Je t’apprendrai !
— Je
ne l’ai jamais fait ! gémit Colas la bouche dans les falbalas.
— Moi
non plus ! mentit hardiment la marquise.
Leur
empoignade ressemblait plus à un combat qu’à un acte d’amour. Le désir et la
honte se partageaient leur conscience. Ils étaient malhabiles et ridicules à
s’arracher leurs vêtements pour se trouver, au bout de leur impatience, nus
l’un contre l’autre. L’éteule, qui avait conservé dans son parfum le souvenir
du soleil, leur tenait lieu d’aphrodisiaque en leur agaçant la peau.
Soudain
Colas sentit monter devant lui l’odeur poivrée de Sensitive et il oublia d’un
seul coup qu’elle était marquise. Ses mains passèrent sous elle, s’arrondirent
autour d’elle qui enfonçait ses doigts comme des griffes dans les épaules
musclées.
Hors la
grange, la pluie faisait son bruit inexorable. Il semblait qu’elle ne dût
jamais cesser et qu’elle dût dissoudre en elle les amants encastrés l’un dans
l’autre.
Ils
s’écroulèrent en même temps assouvis, râlant à l’infini comme aux approches de
la mort. Pour être sûrs de ne pas se regarder en face, ils s’affalèrent loin
l’un de l’autre séparés par les boursouflures de paille qui les avaient tout à
l’heure jetés l’un contre l’autre.
Leurs
yeux étaient obstinément fermés sur leur joie intense. Leur rencontre sauvage
et sans préliminaires ne pouvait s’exprimer en adjectifs cohérents. Leurs râles
balbutiants étaient sans objet. C’étaient des cris d’angoisse d’une seule
syllabe et sans expression.
Ils
n’osaient ni se regarder ni se toucher (pour l’instant, repus, leurs corps
respectifs leur étaient indifférents), ni se parler.
L’aube
les surprit mêlés dans la paille, enchevêtrés l’un dans l’autre. Ils se
déprirent avec des gestes de panique et retombèrent brutalement dans le drame
du siècle.
Il
fallait repartir. Comme honteux et tête basse, Colas machinalement harnacha les
chevaux et les attela. Tête basse toujours, il ouvrit la portière du carrosse à
Sensitive qui ne le regarda pas non plus.
Ils se
retrouvèrent seuls et avec soulagement dans leur condition primitive. Lui sur
le siège du maître cocher et elle à sa place de marquise, ayant rafraîchi tant
bien que mal la tenue de cour revêtue à la hâte quatre jours auparavant. La
peur des hussards de la République qui fourrageaient partout les tenait en
angoisse, incapables de penser à autre chose.
Il n’y
eut pas d’alerte. Les hussards devaient être occupés ailleurs. Les gorges de
Montmélian avaient été franchies sans encombre mais dans le déluge mais dans
les éclairs comme si le ciel voulait se vider de son eau en une seule fois. Les
tonnerres croulaient avec un bruit indécent de montagne qui s’effondre. Au loin
d’une montée interminable, soudain trempée et prête à se dissoudre, Grenoble
apparut avec la laide hauteur de sa cathédrale sans grâce. Le Drac en crue déchirait
la vallée de ses agrégats labourés, se heurtait à l’Isère qui l’absorbait au
confluent. L’Isère et le Drac mugissaient ensemble comme taureaux blessés.
En dépit
de la hauteur de son siège, Colas dégoulinant d’eau était crotté comme un
barbet ; l’eau tiède de la pluie lui avait envahi l’âme.
Il vit au
loin, dans les brumes de la vallée, de
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