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Chronique d'un chateau hante

Chronique d'un chateau hante

Titel: Chronique d'un chateau hante Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Magnan
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irréprochables.
    Pour ces deux malheureux fugitifs qui marchaient lentement vers le
Graisivaudan au trot tranquille de leurs percherons, sans savoir à quel niveau
de métamorphose en était la République, c’était une angoisse permanente qui les
habitait, planait au-dessus de leur tête. La marquise se baissa pour ramasser
la missive de son père et se reprit à la lire.
    …
dispensée d’héroïsme , reprenait Toussaint. Ton
héroïsme à toi t’oblige à rester en France et à gagner Gaussan au plus vite. Je
sais par mes informateurs que notre domaine a été vendu comme bien national et
qu’il est maintenant habité par de certains Magnan (c’étaient mes fermiers
autrefois). Ils sont à la ferme de Pitaugier depuis aussi longtemps que nous
mais eux ce sont des manants. Ils n’ont jamais bougé. Retourne à Mane. À cette
lettre est joint le cartulaire que mon père m’a remis à sa mort. Le mystère
qu’il évoque nous oblige, nous les Pons de Gaussan, à en être les gardiens. Tu
devras consacrer ta vie à reprendre Gaussan ou à le perdre dans ce combat. Je
sais que tu t’apprêtes à passer en Suisse pour te réfugier chez ton amie la
baronne de Staël-Holstein. Je t’ordonne de n’en rien faire. Reprends la route
vers Grenoble. À Grenoble tu trouveras facilement la demeure du docteur Gagnon.
Il habite place Grenette après le passage Montorge. C’est un bon homme. Nous
avons longtemps échangé une correspondance sur Voltaire qui était notre Dieu.
Je l’enviais parce qu’il avait fait le pèlerinage de Ferney et qu’il avait vu
le grand homme. Je lui ai remis pour toi lors de mon passage vers l’exil deux
sacs de louis qu’il te remettra. Ils te permettront d’opérer les soudoiements
nécessaires pour remettre Gaussan dans notre héritage.
    Tes deux frères ont juré, l’un de mourir pour le Roi et l’autre pour la
Chrétienté. J’ai peur que cela leur arrive. Tu es mon seul espoir. Adieu ma
Sensi.
    La missive n’était pas signée. Le marquis Pons de Gaussan avait jugé la
chose inutile mais il avait ajouté en toutes lettres sur tout ce qu’il restait
de place au bas de la feuille :
    N’oublie pas, quand tu seras là-bas, d’aller te recueillir une minute
de ma part au pied de l’arbre qui est notre Orient. Il a près de cinq cents ans
et mérite notre respect.
    Sensitive
laissa la missive s’enrouler d’elle-même autour de son sceau brisé. Une
sensation de vide sans fin remplaçait chez elle tout autre sentiment. Comment
son père pouvait-il imaginer qu’elle pouvait reprendre Gaussan, même si les
sacs de louis représentaient une somme considérable ?
    Gaussan !
Elle n’y avait passé qu’une toute petite partie de son enfance. Dès l’âge de
dix ans, elle avait été appelée par sa grande naissance à la cour de Versailles
où elle était devenue ménine de la dauphine.
    Gaussan !
Elle revoyait le château et son écrin de villages extraordinaires et l’arbre
gigantesque qu’elle ne risquait pas d’oublier. Son âme s’était forgée au rythme
de l’harmonie qui émanait de tant d’équilibre agreste, avec cette montagne de
Lure comme balancier de ce paysage si joyeux sous le ciel et si muettement
proche de l’homme.
    Le bruit
timide d’un coup répété tira Sensitive de sa rêverie. Un sale jour apparaissait
à travers les vitres du carrosse. Quelques saules ruisselants de rosée
sortaient de la brume au pied d’une montagne dont on ne distinguait pas le
sommet.
    La
portière s’ouvrit avec précaution. Le museau de Colas apparut dans l’entrebail.
    — Madame,
lui dit le valet, puis-je parler à madame la marquise ?
    — Je
ne suis plus marquise, dit Sensitive, je suis une ci-devant.
    — Pas
pour moi, dit Colas.
    Il venait
de vivre la plus belle nuit de sa vie juché au clair de la lune sur ce siège de
conducteur dont il avait tant rêvé, seul recours de cette marquise de Gaussan
qui avait approché la reine tous les jours et qu’il n’apercevait que
lorsqu’elle descendait de voiture et que lui, courbé en deux et soutenant le
marchepied, était à portée de baiser le pied divin de la dame assurant son pas
sur le sol.
    — Madame,
dit-il, nous sommes à Montmélian. Je vous ai conduite jusqu’ici par tous les
chemins détournés que j’ai pu trouver. Par chance vous voici saine et sauve.
Mais maintenant les chevaux sont fourbus et ils ont faim. J’ai trouvé cette
grange ouverte au bord d’une ruine. La grand-route est à

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