Chronique d'un chateau hante
le rendis à Aigremoine.
— Pourquoi
diable ne voulez-vous pas que je lise cette lettre ?
J’étais
très curieux de cela parce que j’avais vu le blason des Gaussan et je savais
qu’il était biffé de bâtardise, donc si Aigremoine n’avait pas voulu que je
connaisse cette lettre qui en apportait la preuve, c’était qu’au-delà de ses
affres d’amour, la vanité commençait à lui revenir au galop, ce qui supposait
une amélioration sensible de son état.
J’étais
très content de moi d’avoir trouvé cette faille dans la défense dont elle
enveloppait son âme car je n’avais pas encore pu comprendre quelle en était la
part d’ostentation. Sa réponse me désarçonna.
— Je
pensais, dit-elle, que vous n’accepteriez pas volontiers d’avoir épousé la
descendante d’un bâtard.
Je
m’exclamai en criant presque :
— Moi !
Et je me
frappai violemment la poitrine de ma main grande ouverte.
— Moi !
J’aurais des idées aussi étroites ! Mais vous m’insultez ! Comment un
homme qui en réfère si souvent et devant vous au point de vue de Sirius
pourrait-il être aussi ordinaire d’âme ! Et pour ne rien vous cacher de la
vérité pure, j’ai semé moi-même en ma vie aventureuse un ou deux bâtards
lesquels, aux dernières nouvelles, ne s’en portent pas plus mal et n’ont pas
d’états d’âme ! Je les ai eus, en mon jeune temps, d’une fille de Séderon
dont je me souviens avec joie ! Bâtard !
Je levai
les bras au ciel.
— Mais
je vous demande un peu ! Quelle importance cela peut-il bien avoir à la
hauteur où je respire ?
Je lui
assenai cela en gesticulant et en me promenant de long en large d’un bout du
salon à l’autre. Moi qui d’ordinaire étais si mesuré, craignant toujours chez
elle une réaction qui aboutirait à lui rappeler des souvenirs trop précis
concernant l’inceste commis avec son père autrefois, ce jour-là je cessai de la
ménager, tant son approche de mon caractère et de mes réactions me paraissait
loin de la réalité.
Moi qui
passais ma vie à tenter de la connaître du mieux possible, comment avait-elle
pu de son côté négliger la réciproque jusqu’à se tromper à ce point ?
Il
restait une lettre à lire. C’était celle où le père de Sensitive enjoignait à
celle-ci de regagner Gaussan en toute hâte plutôt que d’émigrer. Il lui parlait
d’un trésor et de l’arbre. Le trésor restait hypothétique. Toussaint était mort
depuis longtemps, comme Sensitive et sa descendance. Il restait, de toute
l’histoire de cette famille, Aigremoine et l’arbre.
J’avais à
peine besoin d’incliner la tête pour le voir, l’arbre, mélancoliquement agité
par une brise nonchalante. C’était la fin de l’automne et les chênes rutilent
encore jusqu’à mi-novembre de toutes leurs feuilles d’or. Et soudain, un soir,
ils s’éteignent tous ensemble et nos collines prennent leur deuil d’hiver. La
chose était arrivée au nôtre la veille même et cette bise s’accompagnait d’une
averse de feuilles mortes qu’elle rassemblait calmement en une traîne ondulante
au ras du sol vers l’ombre des murs, car il était vrai que ce chêne empêchait
le soleil couchant d’être vu du château.
Il était
maintenant un peu penché vers le sud. Cinq cents ans de mistral dominant
l’avaient ainsi incliné, prolongeant les branches maîtresses pour patiemment
les consolider par de savantes demi-boucles (bandées comme des muscles),
lesquelles imitaient la reptation d’un serpent qui se love ; de sorte que
celles qui se trouvaient dans l’erre du vent depuis le tronc étaient deux fois
plus longues que celles qui tentaient d’équilibrer l’ensemble, contre le vent,
du côté nord.
Je me
taisais dans ma contemplation. Aigremoine était silencieuse. Nous regardions
ensemble ce soir d’automne. La perception de notre méconnaissance l’un de
l’autre nous accablait.
C’était
la première fois qu’un différend nous opposait depuis ce jour où, sortant du
tribunal de Digne, je l’emportai jusqu’à mon corbillard, à cause de la neige
qui tombait.
Ce
jour-là, elle était jugée pour avoir tué par erreur la fille d’Hilarion, notre
régisseur, laquelle s’était jetée en avant pour protéger Zinzolin, père
d’Aigremoine, qui était aussi son amant et que celle-ci voulait abattre.
Je
regrettai amèrement mon mouvement d’humeur dû à mon orgueil. Que m’importait à
la vérité qu’elle me crût
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