Chronique d'un chateau hante
Grignan, avant de se suicider, elle consacra son
existence, jusqu’à lui faire une fille, à son amour romanesque pour Zinzolin,
baron de Montbrun. Elle seule savait que ce bandit d’honneur et de grand chemin
était le père d’Aigremoine car elle ne refusa jamais sa couche à son mari, le
comte Pons de Gaussan, de sorte qu’il était bien difficile de démêler le vrai
du faux.
Ainsi, le
château devint le désert où les deux adolescentes purent s’ébattre en toute
liesse. Julie fut témoin impuissant de l’épouvantable drame d’inceste que vécut
Aigremoine. Je crois bien qu’elle m’aima tout de suite et traversa sans les
juger tous les épiphénomènes de mon être pour courir à l’essentiel.
D’un
commun accord, le grand lit en bois d’olivier, qu’un artisan ébéniste amoureux
avait jadis construit pour une aïeule d’Aigremoine, était assez vaste pour nous
engloutir tous les trois : mon épouse au milieu, Julie et moi sur les
côtés, l’encadrant étroitement. Il n’y avait que dans cette trilogie
qu’Aigremoine retrouvait un peu de paix.
Elle
était la proie de terribles cauchemars. Soudain elle hurlait et échappait à nos
bras vigilants pour fuir n’importe où. Elle éclatait en sanglots. Elle nous
contait son cauchemar, c’était toujours le même : elle faisait l’amour
avec Zinzolin, nous disait-elle, en pleine volupté et néanmoins inondée de
larmes d’effroi car, dans son rêve même, elle savait maintenant qu’il était son
père.
Nous
gémissions et nous lamentions avec elle, nous lui prodiguions des chuchotements
de raison et nos bras, à Julie et à moi, l’enserraient en une protection
invariable, nos mains l’enveloppant dans l’étreinte qui l’emprisonnait et
l’empêchait de fuir. C’était seulement dans cette position, la chaleur de nos
deux corps étroitement contre elle, qu’elle pouvait se rendormir rassurée. Il
arrivait parfois que la nature impitoyable nous fît oublier à Aigremoine, Julie
et moi, la tragédie que nous étions en train de vivre et alors l’un avec
l’autre, ou l’une avec l’autre où tous les trois ensemble, nous nous offrions une
séance d’oubli qui nous procurait pour un moment la joie retrouvée de nos corps
rassasiés.
Je me
souviens avec attendrissement de ma reconnaissance lorsqu’un soir d’hiver elle
arriva au salon devant le feu, les bras encombrés de quelques cartons poussiéreux
et l’épaule chargée d’une sorte de pique où étaient suspendus des lambeaux
d’oriflamme.
— Que
m’apportez-vous là ? lui dis-je surpris.
— Mes
dépouilles opimes ! me répondit-elle en riant. C’était ce que le temps
avait laissé dans les archives du château, disséminé parmi les placards et les
armoires qui avaient abrité les secrets des ancêtres ; qu’ils avaient
transporté à Gaussan, d’abord, depuis la citadelle qui menaçait ruine, mais
aussi depuis Montlouis, qui avait cessé d’appartenir aux Gaussan. Et aussi ce
que les derniers descendants avaient conservé de leur vie en papiers de toutes
sortes.
Ce fut
notre distraction pendant quelques semaines que de nous extasier sur ces
vestiges parfois incompréhensibles. Nul n’avait jamais cherché à en extirper le
mystère. Les Gaussan avaient tous eu, en toutes les époques, suffisamment à
faire avec leur propre existence pour avoir eu loisir d’en extirper d’autres de
la poussière des siècles.
Et
maintenant, devant moi étranger, Aigremoine déversait ces lambeaux du passé
qu’elle me proposait. Le plus ancien était probablement le mieux conservé parce
que rédigé sur un parchemin souple, seulement il était écrit en bas latin et
tous les mots se touchaient. Mais quelqu’un, sur du papier ordinaire quoique
rendu bistre par le temps, en avait traduit le texte. Je relus plusieurs fois
ces lignes énigmatiques venues jusqu’à mes yeux à travers cinq cents ans
d’oubli :
Il
n’est pas d’usage, en notre institution, qu’un commandeur donne des ordres à
son successeur, lequel est désigné par notre Saint-Père le pape, inspiré
uniquement par le Saint-Esprit.
Si je
déroge c’est poussé par la nécessité. Ma vie est menacée comme celle de tous
mes frères et de tous les Manoscains.
J’ai
été contraint de me séparer d’un trésor spirituel rapporté jadis de Jérusalem
par nos frères dont nous sommes les héritiers et qui constitue la preuve
irréfutable de la vérité absolue des Saintes
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