Chronique d'un chateau hante
tu veux
être rassurée, nous irons demain à la consultation du docteur Pardigon.
Dans ma
vie d’herboriste réputé, mes pratiques avaient l’habitude de me prendre pour un
docteur. Je m’en récriais certes mais bien souvent ne pouvais m’en défendre. Et
de pauvres femmes anxieuses qui craignaient d’aller consulter le médecin, j’en
avais rencontré des dizaines que j’avais expédiées à Pardigon en toute hâte et
toujours avec ce haussement d’épaule indifférent dont je venais de gratifier
Aigremoine.
« Induration
indolore du sein », cette formule anodine flambait dans ma mémoire. Elle
contenait une condamnation sans appel. Je me mis à me rabaisser, à me dire que
j’étais un ignorant. Je me reprochai ma suffisance : « Et qu’est-ce
que tu peux bien en savoir ? Tu te l’imagines ! Tu n’es qu’un
empirique prétentieux que sa réputation a transformé en âne savant. Il va bien
rire Pardigon quand tu sortiras rassuré de sa consultation ! »
En 1908,
aller chez le médecin constituait une honte et un arrêt de mort. On ne s’y
résignait que trop tardivement, furtivement, en se cachant, en arrivant de
bonne heure chez le praticien à la salle d’attente toujours ouverte où l’on
s’engouffrait en catimini comme des voleurs.
Ce
jour-là, à huit heures du matin, il y avait déjà trois patients raides de peur
qui n’avaient jamais mis les pieds une seule fois de leur vie dans un cabinet
médical et pour qui cette première confrontation signifiait la mort aussi sûrement
qu’un prêtre accourant à votre chevet. Et pourtant la plaque dorée sur fond
noir vissée contre le mur à côté de l’entrée était faite pour conforter et
rassurer le patient : « Docteur Alphonse Pardigon, de la faculté de
médecine de Montpellier. »
« La
plus vieille de France », me dis-je, car j’avais besoin moi aussi de
garder quelque espoir. Ce jour-là, je baissai pavillon devant le vieux
Pardigon, mon adversaire de toujours, prêt à le vénérer s’il parvenait à me
prouver que j’étais un âne.
Blottis les
uns contre les autres sur trois étroites chaises, bien qu’il y en eût abondance
tout autour de la pièce, se tenaient bien droits un vieillard accablé et deux
femmes blêmes dont on ne savait plus deviner l’âge et dont la féminité s’était
évaporée sous l’emprise de la peur.
À cette
époque il n’y avait pas d’autre moyen d’investigation que la vue et l’intuition
tenait lieu de science. Je compris tout de suite, à observer en un clin d’œil
ces valétudinaires, que leurs maux n’étaient pas bien grands et que l’orviétan
pharmaceutique de Pardigon les remettrait sur pied en un clin d’œil, ce qui
permettrait à ces simples de crier au miracle.
Soudain
la porte matelassée de l’intérieur s’ouvrit et un grand diable de malade
apparut sur le seuil, masquant Pardigon qui le suivait. Celui-là n’était pas
blême que de peur. Il y avait longtemps que la couleur s’était retirée de ses
oreilles translucides, de ses lèvres. En revanche, ses pommettes étaient
vermeilles d’une vilaine teinte sang pourri. Je diagnostiquai immédiatement un
tuberculeux au dernier degré. C’était une maladie qui donnait l’air piteux
comme si l’on en était responsable.
Le malade
marcha vers l’entrée où Pardigon, qui ne nous vit pas, le raccompagna la main
sur l’épaule en signe d’encouragement. Ce fut seulement après avoir refermé la
porte sur lui que le docteur nous aperçut.
Il eut un
haut-le-corps. Nos regards se croisèrent mais il abandonna aussitôt mon visage
pour reporter toute son attention sur Aigremoine. Elle, elle était toujours
aussi belle, aussi tentatrice, aussi impérieuse qu’elle m’était apparue des
années auparavant, bien avant sa rencontre avec Zinzolin ; le soir du
banquet aux ortolans alors qu’elle s’était fait accroire qu’elle était
amoureuse de moi.
Pardigon
s’inclina devant elle et de nouveau planta son regard dans le mien. J’eus
l’impression que, de lui à moi, l’angoisse s’était propagée et qu’il comprit en
un éclair ce que j’avais diagnostiqué. Sous ses yeux de connaisseur, le corps
de ma femme avait livré sa transparence.
Il évalua
rien qu’en les toisant les trois suants de peur qui se serraient les uns contre
les autres. Ils étaient arrivés avant nous et avaient donc priorité mais
Pardigon n’en tint pas compte. Il leur tourna le dos et nous invita à
Weitere Kostenlose Bücher