Chronique d'un chateau hante
le
mal de son corps et qu’elle pouvait encore l’utiliser, ce qu’elle fit avec
fureur. Jamais notre vaste chambre, qui avait abrité tant d’amours des Gaussan,
ne fut témoin de tant d’éclats de rire ni de gémissements de joie.
Les
chevauchées à travers le territoire de Mane, Aigremoine les embrassa de tout
cœur, tous sens, toutes narines frémissantes au beau temps qu’il faisait.
Peut-être chemin faisant, et je ne m’en souciai pas, rencontra-t-elle en
quelque croisement quelque autre cavalier pour chevaucher avec elle. Je me
souvenais trop qu’elle allait mourir pour m’inquiéter sinon me réjouir au
contraire que la vie continuât à s’engouffrer en elle par tout ce qui pouvait
lui faire oublier la mort.
On
chuchotait sur mon passage, on glissait d’une oreille à l’autre des compassions
qui me concernaient. J’ai toujours été un sanglier. La pitié ou l’admiration ou
la charité d’autrui m’ont toujours exaspéré. Je n’oublie jamais ni ce que je
suis ni ce que j’ai été et je ne tolère pas qu’on ait pitié de moi alors qu’on
ne me connaît pas. Ce jour encore, on ne pouvait appeler chagrin ce que
j’éprouvais envers Aigremoine. Je n’avais pas de chagrin. La nouvelle joute que
me proposait le destin avec la maladie et la menace de la mort n’était qu’une
péripétie de plus entre lui et moi. Je ne savais pas ce que le sort me
réservait.
C’était
donc le 11 juin 1909. Il avait fait très chaud toute la journée. Il était six
heures du soir, le soleil allait se coucher. Nous avions transporté nos
transats au bord de la pièce d’eau. Ces transats étaient une invention nouvelle
que le snobisme avait fait adopter tout de suite tant ces chaises longues
étaient commodes pour le repos. La cascade qui jaillissait de la fontaine nous
permettait de croire avec l’aide des feuillages qu’une fraîcheur bienfaisante
nous baignait. Nous dormions, je crois. La main droite de l’un et la gauche de
l’autre, négligemment abandonnées, étaient solidement crochetées comme
d’ordinaire pour garder le contact de notre entente indéfectible. Les cygnes
s’ébattaient sur l’eau en un silence parcimonieux que rompait un coup de bec
soudain pour attaquer une larve. C’était la paix des profondeurs. L’air était
aussi mystérieux que doit l’être le poids de la mer sous l’abîme des quatre
mille mètres qui pèsent sur les grands fonds obscurs. Une seule grenouille
prudente commença à égrener sa cascade de notes qui était son silence à elle
pour célébrer le beau soir qu’il faisait.
Le
sommeil peut résister au vacarme du vent, à la pluie battante, aux volets qui
claquent sèchement à deux pas de vous ; il cède immédiatement au moindre
froissement de la terre qui frémit, de la terre qui frissonne, de la terre
soudain atteinte de chair de poule comme un corps humain, de la terre qui, sans
bruit d’abord, se dérobe sous vos pas comme en un cauchemar.
Notre
fondement, fût-ce d’un millimètre, cédant sous nos pas ou nous balançant
horizontaux dans nos lits, nous désarçonne. Ce n’est pas la peur, ce n’est pas
la terreur – on n’a pas le temps –, c’est l’étonnement.
Nous
fûmes debout, les mains disjointes, chacun pour soi, en un clin d’œil. Et ce
clin d’œil avait eu le temps de changer la face de notre monde. On était déjà
au-delà quand nous fûmes debout.
Comment
décrire un phénomène en un clin d’œil et que la mémoire, aussi foudroyante que
l’événement en cours, a enregistré entièrement dans le même laps de
temps ? Je ne peux que me souvenir. Nous nous trouvions bien droits comme
au garde-à-vous, les pieds dans l’eau, cernés par les quatre cygnes qui
s’ébattaient les ailes grandes ouvertes pour conserver leur équilibre sur la
terre qui n’était pas leur élément. Ils venaient d’être chassés hors du bassin
par-dessus la margelle, à cause de la vague qui avait vidé d’un mètre la pièce
d’eau. Les cygnes proféraient ce chant bizarre que, paraît-il, on n’entend qu’à
leur mort.
Et notre
vue, simultanément, fut frappée par un ciel qui nous apparaissait pour la
première fois comme si devant lui un rideau avait été tiré brusquement. Une
demi-constellation, qui d’abord me parut inconnue, huchait hors du crépuscule
finissant où elle s’était installée à l’emplacement du chêne.
C’était
l’arbre, c’était notre arbre, que nous avions eu le temps de voir
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