Chronique d'un chateau hante
osciller,
puis le déchirement, le froissement, le bruit d’un naufrage sur les écueils.
J’enregistrai l’impression que ce chêne venait d’être déraciné brutalement par
un gigantesque coup de bêche, comme extirpe une mauvaise herbe le laboureur
impitoyable.
Il y
avait eu un craquement. Une formidable commotion du sol qui glissa sous nos
pieds comme un serpent qui se love et nous souleva sous lui. Le tout inscrit
dans l’espace d’une seconde. Mais il y eut un autre ébranlement puis un autre.
Chacun plus fort que le précédent comme si un avertissement solennel nous avait
d’abord alertés pour nous faire penser instantanément :
— Attention !
Je ne suis plus stable que pour un instant !
Ce
n’était rien, pour la terre, qu’un frisson machinal comme en ressentent les
hommes quand ils ont froid, une ride sur un étang que provoque le vent, un
frémissement d’épiderme, mort aussitôt que né.
Le fracas
de l’arbre déraciné fit résonner le château d’un bruit flou en même temps que
la terre tremblait. Il y eut un laps de temps, pendant que le géant pliait,
oscillait et soudain mordait la poussière tandis qu’une de ses branches
maîtresses s’incrustait profondément dans la corniche gauche du château, la
griffait, s’écorçait sur elle en une longue estafilade qui balafrait le
bâtiment et en recouvrait un bon tiers de son houppier abattu. La deuxième
secousse, trente-six secondes après la première, ne fut que le ressac d’une
vague, mais elle secoua le sol sous l’arbre de telle sorte qu’elle lui fit
faire encore un quart de tour sur son axe et qu’on entendit exploser ses
dernières racines et que le coin de la corniche où s’était déchirée l’écorce d’une
branche maîtresse fut brusquement dégagé.
Nous
avions vécu cet instant serrés l’un contre l’autre. En criant, toutes les
personnes présentes au château — Hilarion, sa femme, le palefrenier
qui logeait dans une soupente et Julie en pleurs – étaient venues
s’agglomérer en tremblant autour de nous comme si nous avions été un refuge.
Les cygnes médusés, soudain ridicules avec leurs grandes pattes palmées et le
balancement de leur queue outragée dont le croupion n’arrêtait pas de battre
furieusement, regagnaient piteusement le bassin et se laissaient choir battant
des ailes dans l’eau un mètre plus bas. La grenouille solitaire et médusée
venait, après le court instant qu’avait duré le séisme, de recommencer
tranquillement à égrener ses notes.
Toujours
nous tenant par la main et suivis par nos quatre serviteurs, nous nous
acheminâmes vers le chêne abattu. C’était une procession qui s’avançait vers le
cadavre de l’arbre et Hilarion avait mis chapeau bas. La nuit s’approfondissait
autour de sa masse. Au-dessus de ce qu’il avait été, un clair de lune oblique
escaladait le ciel lentement. Il n’y avait pas d’apparence que le monde eût
changé ni que son rythme en eût été modifié.
Je
n’avais jamais vu Aigremoine pleurer sur son sort qu’elle supportait avec
stoïcisme, mais devant le cadavre de l’arbre elle tomba à genoux et l’arrosa de
ses larmes. Elle pleurait à gros sanglots, éperdus, des sanglots d’enfant. Elle
esquissait le geste de l’enlacer en vain car le tronc couché dont le poids
avait écrasé les branches maîtresses la dépassait d’une tête. Elle prononça à
cette occasion des paroles dont je ne pus saisir le sens et qui peut-être
étaient sa façon à elle de prier.
Nous
étions si bouleversés que le sort du château nous importait peu. La nuit était
close. Soudain on vit monter devant la lune une épaisse masse de nuages sous
laquelle elle disparut. Julie fonça en courant vers le perron pour nous
éclairer. Déjà la pluie commençait à tomber. Un tonnerre discret préluda très
loin et très haut. L’éclair avait été invisible. Je congédiai à la hâte
Hilarion, sa femme et le palefrenier pour les empêcher d’être trempés. Le temps
de pénétrer dans le hall, j’étais moi-même mouillé jusqu’à la chemise. Au
plafond du hall, le lustre d’apparat dont on n’allumait les bougies que pour les
grandes circonstances était encore balancé d’un ample mouvement de pendule. À
part ce signe, rien dans le château ne témoignait qu’il eût souffert.
Je montai à la hâte l’escalier pour m’assurer qu’Aigremoine supportait
le choc. Elle sanglotait sur la courtepointe et Julie lui caressait
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