Chronique d'un chateau hante
étaient bien immobiles en eux et qu’ils ne pouvaient leur échapper
puisqu’ils en étaient tous porteurs. C’était une théorie comme une armée
chétive qui s’était formée peu à peu avec tous ceux qui avaient la force de
suivre machinalement.
On vit
poindre comme une vague de la neige cette marée humaine au loin de la badassière.
D’ordinaire, il fallait vingt minutes pour atteindre Ardantes depuis le grand
chemin de la Garde-de-Dieu. Mais les gueux qui voyaient Ardantes comme une
terre promise mirent sept heures pour, rampant, sacrant et gémissant, se
trouver enfin devant la terrasse. Le marquis s’était attendu à des agresseurs
armés jusqu’aux dents. Il y en avait bien quelques-uns mais qui tenaient leur
faux, leur râteau, leur fourche, leur pique quelquefois, plutôt pour s’aider à
marcher que pour attaquer. Les frondes même, ils n’avaient plus la force de les
brandir.
Ils
n’avaient même plus la force de clamer leur disette. Il fallait la lire sur
leurs lèvres. Devant cette communion de gueux assemblés pour le supplier de
partager son pain avec eux, le marquis fut tenté de leur ouvrir sa maison, de
leur ouvrir ses celliers.
Savoir
qu’on possède et ne pas répondre à ceux qui n’ont rien, voici un dilemme auquel
le marquis n’avait jamais été affronté. Il interrogeait Dieu en son for
intérieur : « Dois-je les choisir plutôt que mes deux filles et cette
innocente pupille que vous m’avez envoyée ? Puisque vous savez bien que
mes greniers vidés par ces malheureux, ma famille à son tour mourra de
faim ? » Il entendait même la réponse du Créateur dans sa conscience :
« Oui ! Tu dois les choisir eux, parce que si tu choisis tes filles,
c’est pour assurer ta descendance. Or que compte ta descendance en regard de la
misère du monde ? » Cette réponse qu’il recevait dans le même laps de
temps qu’il interrogeait était courte, sans ambages et définitive. On ne sait
si Dieu réfléchit mais dans ce cas précis sa sentence était perçue à la vitesse
de la foudre.
La raison
humaine est plus futée que la foi et le comte choisit aussi vite sa décision
que Dieu lui avait enjoint la sienne.
Aux
supplications des affamés il répondit par un geste de dénégation. Il retourna
même les guimbardes de ses chausses pour indiquer qu’il n’avait rien. Un seul
misérable se détacha du groupe et se releva en y usant ses dernières forces. Il
brandissait devant lui la tablette qu’il avait ramassée dans les orties au pied
du moulin ruiné. L’œuvre du Poverello était noircie par la fumée mais au bas du
tableautin un sabot couleur d’or était encore bien visible. C’était à cause de
cette scintillation alléchante que le gueux avait ramassé la tablette. Le comte
fit un grand signe de refus. Il n’avait même pas observé l’objet. Tout ce qu’il
exprimait était de dire non à tout. Il faisait, pour protéger ses filles et sa
pupille, le sacrifice de son paradis. En se montrant impitoyable envers cette
foule qui le suppliait à genoux parce qu’elle n’avait plus la force de se tenir
droite, il savait que de son vivant, toutes les nuits, et au-delà de sa mort
quand il serait entré dans la géhenne, cette théorie d’affamés ne cesserait
jamais de défiler devant son esprit. Un acte est affaire d’un instant. Son
expiation est éternelle. Profond croyant, le comte n’ignorait pas cette loi. Il
obéissait à la nécessité immédiate qui est toujours réflexe de sauvegarde. Ce
dont il était sûr c’est qu’il avait réussi à préserver ses filles de l’acte. Il
l’avait pris tout entier sur lui.
Enfin, de
guerre lasse, ayant tous regardé le comte droit dans les yeux, les rescapés
repartirent. Toujours à genoux ou se traînant et psalmodiant à faible voix
quelque prière ou quelque blasphème.
Le comte
regarda s’éloigner la horde bancale, sans force, qui allait éparpiller ses
morts au hasard du chemin. Ils se séparèrent en deux au sommet de la
badassière. Haurifeuille en ce temps-là était couvert d’yeuses. Les survivants
s’éparpillèrent sous ces chênes toujours verts mais qui faisaient un semblant
d’abri contre le froid. Ils se crevèrent à déterrer sous la neige les glands
que les sangliers et les chèvres n’avaient pu extirper.
Le reste
de la troupe, où claudiquait le gueux chargé de la tablette du Poverello,
aperçut de loin, dans le vallon de Reillanne, un manoir frère d’Ardantes
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