Chronique d'un chateau hante
que
ceinturaient de grands vignobles aux vignes mortes. Tous s’en approchèrent
pleins d’espoir. Tout était désert. En une fuite précipitée, les habitants
avaient vidé les lieux sans rien emporter. Farine, blé, pain dur, jambons
suspendus aux poutres, jarres d’olives, salaisons, raves, navets et salsifis en
tas dans les celliers. La multitude mangea tout tout cru, s’écartant les uns
les autres de la provende à coups de pied, à coups de poing et, dès qu’ils
eurent repris quelque vigueur, à coups de fourche et de gourdin. Il ne
suffisait pas à chacun de manger, encore fallait-il empêcher les autres de le
faire. Ce fut parmi ceux-ci que se comptèrent les rescapés de la famine.
Le comte
de Melve, propriétaire des lieux, dès qu’il avait vu, au printemps, les
sauterelles voraces ne rien laisser de vaillant sur les ceps de vigne, avait
compris que la fin du monde n’était pas loin. De Melve n’était pas parti parce
qu’il avait peur. Une idée avait fulguré dans sa tête :
— Ils
vont mourir de faim ! Ils vont tuer les chevaux pour les manger !
Il en
avait quatre. Il les aimait tendrement. Il s’était dit qu’il fallait courir à
bride abattue vers un endroit où les sauterelles n’iraient pas ou mourraient
tout de suite. Il pensa à ses cousins Briançon qui possédaient en montagne un
château blotti parmi les glaciers. Sa femme, ses deux filles auraient voulu
emporter quelque chose.
— Non !
avait-il ordonné. La vie sauve exige que nous partions chez nos cousins
Briançon à bride abattue ! Sans poids supplémentaire pour les chevaux.
C’est
pourquoi les celliers de Melve recelaient tant de merveilles. Mais quelques
gaillards qui se trouvèrent repus eurent soif. Un vaste escalier s’amorça
devant eux d’où montait le parfum mêlé de la glèbe et du vin. Ce fut la ruée.
Après avoir tant mangé le besoin de boire était impérieux. Deux tonneaux
mûrissaient dans l’ombre, hermétiquement scellés, et des barriques en quantité
où il ne restait plus qu’à caler la chantepleure. Ce que l’on fit. Bientôt les
chants joyeux puis les chansons grivoises puis les péans obscènes remplacèrent
les gémissements et les cris de douleur issus de la faim. Sur ces estomacs
rétrécis par le jeûne, l’ivresse fit autant de ravages que la famine. Il en
mourut dans la nuit un bon nombre que d’abord l’on crut seulement ivres. Parmi
ceux-ci le gueux qui avait ramassé la tablette dans les ruines du moulin
Champsaur. Il n’eut que le temps de placer celle-ci sur l’étagère aux
chandelles qui jouxtait les deux tonneaux. Le premier fut mis en perce
convenablement. Le second, victime d’une ivresse déjà conquérante, fut défoncé.
La valeur de six barriques de liquide fut vomie par le vaisseau éventré, on
glissa dessus, on s’effondra dans la mousse rouge. La moitié des gueux balayés
par la panique moururent la bouche pleine de vin. Ceux qui réchappèrent
moururent de congestion ou furent rattrapés par la faim du côté des bois
infinis qui cernaient Vachères et les vallons qui conduisaient à Lure. Il en
resta une poignée exténuée qui put voit naître le printemps.
Ce fut le
temps où Savornin de Valsaintes, nouveau commandeur des Hospitaliers de
Jérusalem, se mit en chemin depuis Manosque pour aller faire ses remontrances à
l’abbesse des clarisses de Mane chez qui les malheurs du temps avaient forcé
l’ordre à mettre en lieu sûr son bien le plus précieux.
En
vérité, le commandeur de l’ordre de Jérusalem ne commandait plus grand-chose.
Au fil de la peste et de la famine, les membres de la communauté étaient morts
ou s’étaient dispersés. Il n’y avait plus de donats. Les écuries étaient vides.
On avait mangé les chevaux. Quelques frères erraient par les corridors, hâves,
déguenillés, hallucinés par la faim. Ils étaient absents la plupart du temps.
Leur solide nature paysanne les poussait, la fronde en bandoulière ou
l’arbalète en sautoir, à la recherche de quelque gibier que ce fût, et Dieu
sait s’il était rare, plutôt qu’à méditer dans leurs cellules. Les offices
auxquels ils étaient astreints, ils les écourtaient.
La herse
était coincée à mi-hauteur (on avait mangé la graisse qui lui permettait de
coulisser) et le pont-levis ne pouvait plus se lever. Le château entrait en
ruine comme le peuple en agonie. Entre l’avidité des morts de faim et les
dernières provisions des frères, il n’y
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