Chronique d'un chateau hante
des
temps eussent épargné à Forcalquier. Ce tabellion ignorait pourquoi mais ça le
désobligeait que Tancrède, fils de petits nobliaux, devînt comte. C’était déjà
l’époque où les robins affichaient timidement d’être les fils de leur domaine
en le déclinant comme un génitif.
Il voulut
trouver quelque héritier de traverse à jeter dans les pieds de Tancrède et de
Julie. Il chercha parmi ses minutes, puis parmi les olim que la mort de ses
confrères lui avait délégués, mangés aux rats, humides, collés,
indéchiffrables.
Il
fallait remonter trois cents ans en arrière parmi les héritages, les donations,
les ventes, les déshérences ; aller dénicher dans les actes de familles
foudroyées par la peste toutes ensemble et que les clercs, eux-mêmes saisis de
peste, n’avaient pas eu le temps de transcrire sur les obituaires gribouillés
où étaient fréquentes les lignes qui s’achevaient d’un seul trait parce que
l’opérateur était tombé mort en transcrivant. Il fallait remettre en place des
cursus et des survivants dont les noms s’entremêlaient, changeaient
d’orthographe au caprice du copiste, se juxtaposaient, étaient homonymes. En
ces écrits à la graphie au petit bonheur, les greffiers (il fallait juste
savoir lire l’alphabet pour le devenir) avaient tricoté les mots les uns aux
autres, sans espaces. Chaque phrase était une charade.
Un
mélange savant de langue d’oïl et de langue d’oc, assaisonné de quelques
formules en bas latin, obscurcissait l’entendement. Parfois il fallait dire le
texte à haute voix pour que la phonie en éclaire le sens.
De fois à
autre des saute-ruisseau industrieux et morts depuis longtemps avaient bricolé,
à coups d’affirmations sans fondement, des arbres généalogiques juxtaposés à la
gomme arabique, lesquels, une fois étalés, prenaient tout le parquet de
l’officine.
Le
notaire, à quatre pattes devant cet assemblage, nageait dans le papier. Parfois
de ce fatras émergeaient les blasons fascés, brisés, biseautés, adultérés aux
merlettes lavées, de familles anéanties par le temps et les épidémies.
C’est en
cherchant la filiation de Tancrède que maître Chalgrin tomba sur un
renseignement qu’il ne cherchait pas. Il s’écria comme en un péan de
victoire :
— Voilà !
C’est là ! C’est écrit là ! C’est indubitable ! Vous n’avez pas
le droit ! Vous êtes cousins issus de germains !
— Coumo
aï pas lou dret ?
C’était
le Mèche qui retrouvait son idiome pour exprimer son indignation.
— Comment
je n’ai pas le droit ? reprit-il en français.
Il
protestait pour Tancrède qui se moquait comme d’une guigne de devenir Pons de
Gaussan.
— Vous
n’avez pas le droit sauf permission royale ! rectifia maître Chalgrin.
Le Mèche
posa un doigt impératif sur le parchemin.
— Que
vous allez immédiatement demander, dit-il menaçant.
— Que
je vais demander tout de suite, bredouilla le notaire.
Il
attendit toutefois deux mois entiers sous divers prétextes pour mettre ses
clercs en branle sur le sujet. Quand ce fut fait, le Mèche vint aux nouvelles
tous les deux jours à l’officine pour faire rebouillir le notaire. Le manège
dura deux ans et demi. Sa Majesté très chrétienne avait d’autres priorités.
À la fin,
l’acte souverain de permission de par le roi fut imprudemment jeté à la hâte
dans un sac de numéraire pour ces messieurs du parlement de Provence.
La
patache et son escorte furent interceptées dans le défilé de Donzère par des
paysans devenus bandits par nécessité. Ils furent arrêtés et torturés pour leur
faire dire où ils avaient caché le trésor. Dans la foulée, ils fournirent le
nom du seigneur bien en cour qui avait donné, contre la moitié du butin, la
date et l’heure auxquelles le courrier royal se présenterait au défilé de
Donzère où les quatre cavaliers de l’escorte furent exterminés et le numéraire
mis en lieu sûr. Le seigneur félon fut décapité. Le sac de numéraire, un peu
terreux, parvint à ces messieurs du parlement qui firent expédier aussitôt au
notaire Chalgrin la permission royale trouvée dans le sac.
Trois ans
s’étaient écoulés. Chez le notaire, sa propension à s’avancer tordu de nature
s’était aggravée d’une scoliose qui le rendait absolument bossu ; sur le
front du Mèche, trois sillons profonds s’étaient creusés ; mais Julie
était devenue une femme bonne à enfanter,
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