Chronique d'un chateau hante
guigne de devenir comte Pons de Gaussan, mais en
revanche le corps superbe de Julie qu’elle lui avait apporté en dot et le
caractère d’homme qu’elle manifestait en toute circonstance, tout en sachant
cuisiner, coudre et filer, l’avaient maîtrisé, l’avaient subjugué.
Elle lui
fit six enfants dont deux moururent au berceau.
À chacune
de ses glorieuses grossesses, Julie de Gaussan ne manqua jamais d’aller rendre
ses devoirs à l’abbesse qui l’avait tant humiliée. Celle-ci, entrée elle aussi
dans les ordres par condition de cadette, était la descendante d’un Forbin dont
l’ancêtre avait été l’intercesseur qui avait permis à Louis XI d’ajouter la
Provence à sa couronne. C’était une Sabran, du nom de Pontevès, et elle
s’enorgueillissait d’une sainte dans sa famille. Elle était aussi plus ancienne
dans l’ordre de la chevalerie mais elle savait ce qu’elle devait à Julie, le
monastère étant sur les terres des Gaussan. À chaque rencontre, l’abbesse
esquissait le geste de mettre un genou en terre mais Julie la releva toujours
avant que ce geste fut accompli.
Elle
voulait que son oubli des offenses fût ostensible et que jamais on ne la prît
en défaut de mansuétude. Ainsi l’abbesse orgueilleuse ne pouvait jamais tenir
pour négligeables les mauvais traitements que sur son ordre Julie avait subis
ni le cuisant pardon que celle-ci lui accordait.
Julie
avait l’intuition que l’abbesse, qui resta belle jusqu’à soixante ans qu’elle
mourut, avait au fond du cœur un grand regret de la moitié de vie qu’elle
n’avait pas connue.
— Le
bonheur qu’elle pressent en moi, disait Julie à son mari, ou bien elle l’exècre
ou bien elle y aspirait. Dans les deux cas elle y pense et ses nuits ne doivent
pas être tranquilles. C’est pour ça que je suis assidue à la venir voir et à
lui montrer mon visage rayonnant. Ce sera une énigme pour elle jusqu’à sa mort.
— Mais
tu es méchante ! lui disait Tancrède.
— Non,
je suis juste. Et il ne faut pas compter sur moi pour oublier les offenses.
Ceux qui ont fait croire ça ne doivent pas être pardonnés ! Ils n’ont
jamais été offensés parce qu’ils occupent dans le monde une position qui leur
permet sans danger d’offenser les autres ! En m’offensant parce qu’elle en
avait le pouvoir, cette abbesse a commis un péché mortel. Pourquoi je lui
pardonnerais ?
Il n’y
avait rien à répondre à cela que des arguties.
Et
néanmoins lors de la dernière visite que Julie lui fit, alors qu’elle était
déjà alitée pour sa dernière maladie, l’abbesse, après un long regard qui
l’évaluait, tendit à l’héritière des Gaussan le cartulaire trouvé autrefois
dans la crypte, auprès des corps de l’abbesse d’alors et de celui du commandeur
de l’ordre des Hospitaliers de Jérusalem en leur forteresse de Manosque.
À chacun
de ces pèlerinages chez les clarisses, Julie et Tancrède ne manquaient jamais
d’aller se promener du côté de l’arbre prodigieux qui se dressait au centre
d’un grand vide au milieu d’un pré en jachère et qu’un accident du terrain
soulevait sur un tertre.
Ce chêne
avait maintenant deux cent trente ans. Son écorce aux profondes striures avait,
au cours du temps, évolué en spirale suivant le cours du soleil, offrant
toujours à la lumière l’éternelle jeunesse qui le faisait imperceptiblement
croître chaque printemps.
Parfois,
un peu de vent frissonnait sur ses frondaisons si c’était l’été ou alors, si
c’était la bise d’hiver, celle-ci soufflait doucement à travers les branches
apparemment mortes et c’était un vent de regret qu’elle orchestrait sur la
mélancolie du pays.
Tancrède
enlaçait tendrement Julie et lui ouvrait le sentier avec précaution, écartant
les ronces devant elle.
Elle lui
tirait hors de sa ceinture la dague de chasse qu’il portait toujours. Avec la
pointe de ce couteau elle sculptait soigneusement dans l’écorce du chêne
l’initiale du prénom choisi pour le nouvel héritier. Fille ou garçon, elle ne
se trompa jamais.
Et
Tancrède mourut et Julie vécut assez longtemps pour voir se morceler, éclater,
se dissoudre par la croissance inexorable de l’arbre les initiales qui à chaque
naissance avaient paru triomphales et qui, en disparaissant comme englouties
dans la chair du tronc, supprimaient le passé au fur et à mesure que le chêne
traçait, de son étrave immobile, son chemin vers
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