Chronique d'un chateau hante
pauvres.
François
de Bonne en sa forteresse de Saint-Bonnet dans le Champsaur alpin, austère et
pauvre, offrait un front favorable à ce doute majeur. Sa grand-mère maternelle
était née à Lauris dans le Luberon. Elle lui racontait l’histoire des vaudois,
massacrés à Mérindol sur recommandation unanime du parlement d’Aix, parce
qu’ils étaient « malsentants » de la foi. C’est-à-dire qu’ils
adoraient le Christ en toute simplicité et sans la pompe et les ors de l’Église
catholique. Ces vaudois étaient des paysans laborieux qui cultivaient bien leur
terre et dont la vie irréprochable faisait des envieux. La grand-mère
catholique vantait leur grande religion, leurs qualités de travail, leur
crainte de Dieu, le droit chemin qu’ils ne quittaient jamais.
Quand le
vent soufflait très haut l’hiver, sur le Vieux-Chaillol du Champsaur, l’aïeule
nourrissait de ce lait l’enfant attentif, lui laissant le libre arbitre de
décider, bien que catholique fervente, s’il y avait lieu de décider où était la
justice.
Un jour,
cette grand-mère emmena François à cheval jusqu’en Luberon, alors qu’il n’avait
encore que quatorze ans. Le bourg de Mérindol, où nulle âme ne bougeait plus,
n’avait de vie que par les choucas qui nichaient dans les ruines, lesquelles
sentaient encore l’arsin et la suie quarante ans plus tard. Il dressait ses
pans de muraille comme un appel muet criant au secours.
L’enfant
silencieux et ferme sur ses jambes avait minutieusement parcouru l’intimité de
ces ruines. Il avait vu aux restes des murs encore debout et chaulés avec soin,
au-dessus des lits abîmés dans les étages écroulés, des crucifix épargnés par
les flammes où se desséchaient, en les traversant, des rameaux d’olivier
ratatinés.
Le
parlement d’Aix avait ordonné à l’unanimité que l’exemple demeurât intact, avec
ses maisons calcinées, ses bûchers d’où les pluies parmi les cendres avaient
mis au jour des os mal brûlés et ses potences où les tibias démantibulés
s’entassaient avec les crânes, sous les nœuds coulants inhabités.
— Souviens-toi !
lui dit l’aïeule. Tout ceci a été perpétré au nom du Christ ! Peut-être
parmi les victimes quelqu’un de notre famille est-il présent dans ces
restes !
Ce fut au
retour de ce voyage qu’un marchand d’almanachs austère et muet déposa au
guichet du château un petit livre gratuit traduit du latin. Ça s’appelait Les Epîtres pauliniennes et c’était signé Martin Luther. Ce marchand venait
d’Allemagne. Il avait fait toutes les vallées du duc de Savoie avec sa carriole
pleine de livres. Il s’était infiltré dans le Graisivaudan, la Maurienne, le
Valgaudemar, le Val-Senestre et le Val-Jouffroy. En arrivant dans le Champsaur
il ne lui restait plus que quelques volumes qu’il trimballait dans une boîte.
François
de Bonne se jeta dans la lecture de ce livre et en fit son unique entretien.
C’était en 1550. François avait quatorze ans. Il venait d’être horrifié par la
vision de Mérindol martyrisé. La protestation solennelle de Luther contre la
pompe de Rome et de son pape lui pénétra l’esprit comme une flèche et se planta
dans son cœur.
Il avait
un ami de l’autre côté du Drac, qui avait son âge et s’appelait Anne de
Charance. Pour avoir été voué à Sainte Anne lors d’une maladie mortelle des
maillots, alors qu’à peine il venait d’être ondoyé, et dont il avait réchappé,
il avait été affublé de ce prénom féminin duquel se moquaient les mâles du pays
et François notamment. Trois fois par semaine les deux jouvenceaux se
rencontraient au bord du Drac quand leurs précepteurs étaient absents. Ils
s’injuriaient d’une rive à l’autre. Ils se balançaient des galets à la tête.
Ils finissaient par traverser le gué pour se flanquer des tannées mémorables.
Ils se battaient comme des hommes jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est-à-dire
qu’il était stipulé entre eux par accord tacite que la vie sauve ne serait
accordée à l’autre qu’en cas d’extrême urgence et si le vaincu strangulé
criait : « Pouce ! » Ensuite, exténués, ils s’assoyaient au
bord du torrent et, dans le vacarme assourdissant d’icelui, ils discutaient des
affaires du monde et des leurs en particulier. Ce n’étaient discussions que de
labours et de pâturages car ils gardaient les moutons entre deux. Ils faisaient
des rêves de montagnards : Bonne
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