Chronique d'un chateau hante
l’avenir.
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Quand
Martin Luther fit connaissance avec Rome, il vivait dans l’éblouissement
austère de l’Évangile selon Saint Matthieu. La marche trébuchante du Christ
montant vers le Golgotha était l’unique vérité que regardait en face ce
moinillon inconnu. Le mystérieux mariage du Père et du Fils exaltait son
espérance et la rendait tangible. Il marchait lui-même et en dedans de lui, à
côté du Supplicié ; oscillant par les pieds nus de l’Autre, lié lui aussi
à cette croix disproportionnée qui chargeait l’épaule fragile du Fils de
l’Homme.
Quand on
est habité en tout temps par cette énigmatique vision, toute représentation
qu’en a faite autrui est intransmissible.
Le faste
de Jules II, pape de la magnificence de Jésus, scandalisa Martin. Il
promena son regard incrédule sur toutes les beautés qu’on lui proposa en un
éclaboussement d’art à profusion. Il médita longuement sur ces chantiers
inachevés, parmi le bruit assourdissant des marteaux et des scies attaquant le
porphyre ; évitant les fardiers et leurs équipages excités à coups de
fouet par des charretiers qui se signaient en jurant à pleine voix devant tous
les chefs-d’œuvre qui représentaient le Christ. Les haquets et les tombereaux
pénétraient jusqu’au chœur des autels inachevés et parmi les échafaudages qui
grimpaient à l’assaut des voûtes à moitié peintes, des chapelles et des
tombeaux encore vides.
Sur les
vicaires du Christ ensevelis sous les dalles somptueuses, tant de marbre
tremblait sur tant d’ombres qu’il semblait que ces squelettes, la crosse
protectrice barrant leur cage thoracique, avaient été préparés de droit divin à
jouir d’une priorité éternelle sur le commun des mortels.
Dans leur
exaltation, les génies qui avaient immortalisé les serviteurs du Christ, ses
disciples et ses martyrs en une matière qui ne périssait pas, parurent à
l’enfant de Thuringe avoir été contaminés par la civilisation latine qui ne
s’était pas résignée à mourir.
Rome
triomphante était incompatible avec cette idée que c’est au plus profond de
l’homme que peut avoir lieu la seule révolution décisive, et Luther, tout
préoccupé de son salut, ne voyait rien en l’or et la pourpre du Vatican qui pût
l’aider à descendre en soi-même.
Quand
Martin s’éloigna de la ville en devenir où la vitalité de la foi se
cristallisait de plus en plus vers le pouvoir temporel, il avait acquis la
certitude que le vicaire du Christ n’était, en ce lieu, que le célébrant de
lui-même, de ceux qui l’avaient précédé, de ceux qui le suivraient. Il n’était
que l’artisan de sa propre immortalité.
Pour un
homme qui usait ses nuits à suivre Saint Thomas se hâtant, par un aigre matin
d’avril, vers le tombeau du Christ dans l’espérance de le trouver vide, cette
révélation était foudroyante.
Dès son
retour chez les augustins d’Erfurt, il se mit à écrire à la lueur d’une
mauvaise chandelle, avec un calame qu’il n’avait pas pris le temps de tailler.
Il écrivit toute la nuit.
Les
phrases abruptes du latin sans articles tombaient de lui comme dictées. Il lui
semblait, car l’orgueil n’est jamais absent de toute entreprise humaine, que le
Christ renaissait sous sa plume. Il écrivit plusieurs jours de suite, cherchant
le salut dans une vérité longuement reconstruite : le chrétien se sait
toujours juste, toujours pécheur et toujours repentant. Il vécut fermé au
monde, le lendemain et les jours suivants. Il n’existait que par surcroît.
Quand il releva de ce travail harassant, il venait d’inventer la plus terrible
machine de guerre qui allait traverser les siècles jusqu’à la fin des temps.
Rejoint
comme un fleuve par le puissant affluent de Calvin, la Bonne Nouvelle à nouveau
pour pensée se répandit sous-jacente comme un arbre étend ses racines et de
même que tout ce qui peut se faire se fait, avec la même incohérence que toute
chose, elle s’infiltra par la pente du Rhin, remonta jusqu’aux vallées alpines
et aux cols des sommets, imbibant toute la Suisse, se répandant inégalement par
la Savoie jusqu’au Dauphiné et à la Provence ; ici trouvant des points
d’appui, là des points de rupture ; frappant inégalement l’esprit des
hommes, tant puissants que misérables ; perçue différemment selon les
intelligences disparates, les us et les coutumes, mais avançant comme la foudre
par les montagnes
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