Chronique d'un chateau hante
convoitait le pic de Charance dont
l’ombre desservait des prés plantureux et Anne rêvait du Vieux-Chaillol à cause
de ses chamois. Avec de telles brigues, ils avaient de quoi débattre à l’infini
et en latin car ils avaient tous deux des précepteurs rigoureux (ceux-ci
avaient carte blanche des parents de chacun) pour les battre et les molester.
Or, un
jour qu’ils se battaient à poings et à ongles, Bonne fut renversé et le petit
livre roula hors de ses chausses dans la poussière. Charance lâcha son
adversaire et se précipita sur le livre.
— Lâche
ça ! cria Bonne.
Il
courait après Charance qui l’évitait et qui ouvrait le volume et qui se mettait
à lire. Il reniflait les pages avec méfiance.
— Ça
sent furieusement le bûcher, ton livre, dit-il. Tu vas être damné si tu lis
ça !
— Toi
aussi ! rétorqua Bonne. Tu l’es en ce moment même ! Tous ceux qui
lisent ce livre encourent l’excommunication ! J’ai essayé de te l’arracher
mais tu es plus fort que moi ! Pour le moment ! gronda-t-il.
Bonne
avait un an de moins que Charance.
Ce fut
trois nuits plus tard qu’Anne de Charance fit, dans la nuit noire et par gros
temps, la lieue qui séparait Charance de Saint-Bonnet. Il fit grand tapage
devant la porte cochère. Ce fut le père de Bonne qui vint lui ouvrir. Sans
explication le garçon se coula sous le bras de Lesdiguières et gravit quatre à
quatre l’escalier vers les chambres. Il faisait beaucoup de bruit par les
corridors. Il appelait :
— François !
François !
Personne
ne répondait. La mère de François ouvrit brusquement sa porte. Elle était en grand
appareil de tenue de nuit.
— Eh
bien ? dit-elle.
— Je
veux voir François !
La
marquise lui désigna une porte que Charance ouvrit brusquement. François de
Bonne se dressa sur son séant. Sa main cherchait d’un geste ancestral une épée
imaginaire à côté de lui. C’était ainsi, en sursaut, que nombre de ses ancêtres
avaient été sur le qui-vive quand les Savoyards attaquaient les vallées
alpines. Ce sont gestes qui se succèdent de père en fils et ne s’oublient
jamais.
— Tu
as raison ! cria Charance. Embrasse-moi !
Il se
jetait sur son copain et l’étreignait.
— Quoi ?
dit François. Qui est-ce qui a raison ?
— Luther !
J’ai tout lu ! Il a raison. Embrasse-moi ! Allons les rejoindre.
Ils
s’aperçurent alors tous les deux que les hobereaux montagnards, le père et la
mère de François de Bonne, les observaient la chandelle haute.
— Rejoindre
qui ?
— Condé !
Henri de Navarre ! Nos princes. Tous les persécutés !
Ils
eurent dix-huit ans. Ils entraînèrent dans leur enthousiasme, à dix lieues de
Saint-Bonnet, le chevalier d’Orcières qui était encore plus pauvre qu’eux. Le
roi de Navarre appelait à la rescousse. Lui aussi avait lu Luther. Les
montagnards du monde chrétien se rejoignaient dans la révolte. Il fut fort aise
d’entraîner à sa suite ces valeureux, tenaces et industrieux Valleyans. Ils
furent de toutes les affaires. Au 24 août 1572 ils étaient pages du roi de
Navarre. Ils rentraient au Louvre prendre leur service quand l’amiral de
Coligny tomba à leurs pieds, défenestré. À bride abattue et craignant pour leur
vie, ils retrouvèrent haletants leur Dauphiné natal.
C’est là
qu’ils apprirent qu’Henri de Navarre avait réussi à échapper aux Guise et à la
Médicis et qu’il appelait au combat. Ce furent dix ans le cul sur la selle,
frères d’armes, mangeant à peine, sans femme et sans parents, guerroyant sans
cesse, soutenus par la foi et la conviction de l’injustice. Le royaume tout
entier et surtout le Midi étaient contre eux. Il fallait être ferme et injuste
à son tour. Ils le furent. Après avoir lu le De haereticis a civili magistratu
puniendis de Théodore de Bèze, les gens du Midi protestant ne se crurent
plus liés à la royauté.
La guerre
religieuse enrôla n’importe qui d’un côté comme de l’autre et s’il y avait chez
les uns bien des bandits, il y avait chez les autres bien des forbans.
C’est un
parti de ces derniers qui vint fourrager du côté de Forcalquier demeuré
catholique, Lesdiguières défendait le royaume sous les remparts de Grenoble
assiégée par le duc de Savoie. Les sièges et les assauts étaient quotidiens et
le sort des armes changeait d’heure en heure, de lieu en lieu, d’un village à
l’autre, on ne savait plus qui était protestant, qui
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