Confessions d'un enfant de La Chapelle
emballe les mignonnes, on leur offrira un demi à la brasserie sur le boulevard !…
Sur cette bonne parole, il m’a quitté, et je ne l’entrevois plus que sur la piste, gambillant avec ardeur, enchaînant d’une danse sur l’autre, étourdissant de verve, aérien, donnant tous ses soins à deux cavalières avec qui il avait rancart, j’en étais prévenu, il devait même me présenter. Il faudrait pour cela que je m’approche de la table de ces nanas qui, elles, sirotent des orangeades, et qui je dois l’avouer me filent le trac. Alors, tiraillé entre le désir d’oser, l’envie de guincher sur ces bonnes musiques, et une semi-panique, je poursuis mon errance de « flanelle ». J’en ai épais de ma réserve conne, faite surtout de la crainte de voir, au contact des charmantes que mon pote conduit avec aisance, ma foutue bandaison déformer mon bénard, et prêter à rire à ceux qui le constateraient ! Si c’est pour ne pas danser, qu’est-ce que tu fous là ? je me demande. Profitant de ce que mon pote virevolte à l’extrémité opposée de la piste, je glisse vers le vestiaire et me casse, non sans faire le serment d’y revenir, à Tabarin ; l’endroit m’a conquis, et je tiendrai parole.
*
Ce n’est pas l’accueil triomphal qui m’est réservé rue Riquet. Les réminiscences musicales qui, dans ma tronche, avaient rythmé le trajet de mon retour se font la paire sous les regards sévères et convergents de mon frangin, ma belle-sœur Yvonne et ma sœur Lucienne. Sans bien en connaître les raisons, je devine que j’ai tort. Tous trois se tiennent près de la fenêtre, au point le plus éloigné de l’alcôve où notre père somnole, la respiration sifflante, dans une demi-pénombre, l’abat-jour de la lampe à pétrole se trouvant obscurci d’un chiffon sombre. André, silencieusement, me fait signe d’approcher, et c’est à voix contenue, en oubliant de me demander compte de mon absence, qu’il m’expose la situation. Le médecin, appelé par Yvonne, terrifiée du changement de souffle chez notre malade, souffle qui par instants n’était plus qu’un râle, ne nous laisse que deux choix : l’hospitalisation à Lariboisière avec transport par ambulance, ou la présence constante auprès de notre père d’une garde-malade, infirmière ou personne dévouée de la famille, chargée d’administrer toutes les deux heures une potion calmante qu’il vient de prescrire. Lui, préférant l’hosto.
Invité à donner ma voix dans ce conciliabule, j’ai déjà compris : la personne dévouée de la famille , je devrais être parfait dans ce rôle. J’ai tout pour l’assumer. L’absence de boulot, en premier lieu, me rend parfaitement disponible, et notre père est accoutumé à recevoir de moi des soins intimes. Unanimement la solution hospitalière a été repoussée, sachant l’horreur de notre auteur pour les hôpitaux, elle lui paraîtrait trop comme un abandon, un rejet.
Une puanteur suspecte venant de l’alcôve commande la dispersion de ce conseil familial : une fois de plus notre pauvre dabe, à qui la chose arrive de plus en plus fréquemment, vient de débourrer sous lui, sans préavis, et n’en ayant sûrement nulle conscience. Il ne me reste qu’à mettre à chauffer une bassine d’eau sur le gaz, dégager le père de ses déjections, le laver, enduire de pommade les escarres commençant à lui ronger les fesses, substituer une alèse propre à celle qu’il vient de souiller, car depuis quelques jours tous les draps de rechange de la cabane se trouvent bloqués chez la blanchecaille, dans un piteux état. Ce devoir filial accompli, je peux enfin m’isoler aux tartisses, pour longuement gerber.
*
Mis à part ses débâcles intestinales, mon père ne serait pas le mauvais malade. L’alimenter impose cependant des difficultés, amenées par une sorte de paresse à mâcher, jointe à une gêne pour déglutir. Son menu, arrêté par la providentielle bonne sœur, comporte : viande hachée passée à la poêle, purée de pommes de terre ou de pois cassés, quenelles – les jours où le pâtissier en prépare –, et échaudés trempés dans du lait. La jeune religieuse avec un zèle méritoire a obtenu de sa supérieure la permission de nous consacrer un peu plus de temps. C’est elle qui, à la façon dont on nourrit les enfants, contraint notre pauvre vieux à accepter sa tortore légère, bouchée après bouchée, ce dont, livré à moi-même,
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