Confessions d'un enfant de La Chapelle
l’état de mon père empirait, son visage se creusait et ses muscles semblaient se dissoudre. J’en perdais pour la première fois toute confiance dans une guérison possible, et, semblablement, toute illusion sur ce que l’existence me réservait.
J’étais à ce point déboussolé, que même l’assurance, transmise par ma frangine, des prospections du gars Raymond en vue de me pourvoir d’une « situation » dans sa partie, me laissait incrédule. Je devenais comme ces clébards trop régulièrement battus pour concevoir l’espérance d’une trêve aux violences, et en aucune façon celle d’une caresse. Le Raymond, je le soupçonnais de noirceur, de jouer le bienfaiteur pour mieux influencer Lucienne en sa faveur. Et puis, à trois semaines de notre fameux dîner, ma foi déjà chancelante dans une intervention de Raymond sur mon destin m’abandonna brutalement. Lucienne venait de m’avertir :
— Tu sais, avec Raymond, c’est terminé !… Il m’a fait des propositions !… Je ne veux plus le rencontrer !…
De voir confirmer les arrière-pensées nourries à l’égard du petit fias m’avait sur l’instant presque libéré d’un doute. Des propositions ?… La chose se trouvait si conforme à ce qu’il m’était par moments advenu de prévoir que réclamer des précisions m’apparut superflu. Les choses étaient claires : s’étant cassé le nez dans son entreprise de séduction, le Raymond cesserait de me jouer l’amitié débordante, et sans doute espacerait nos rencontres, m’éviterait progressivement, jusqu’à ne plus me reconnaître. À l’avance, je jugeais cette conduite normale.
Me montrer suspicieux à tort a, au cours de mon existence, été une constante de mon caractère. Ainsi qu’il est fréquent chez ceux affligés de cette tare, c’en est une, elle se doublait chez moi de son contraire : entendez une propension à accorder ma confiance à des gniards les plus disposés à la trahir, et qui ne s’en faisaient pas faute. Selon cette balance faussée de mon esprit, j’avais relégué le souvenir du petit Raymond dans l’oubliette aux faux derches. Bien injustement, puisque je le vis resurgir, toujours sautillant petit elfe, la bonne nouvelle aux lèvres. La bonne gâche, il me l’avait dégauchie, chez un jeune négociant de sa clientèle. Les appointements n’étaient pas gras : 350 points par mois, avec la possibilité d’améliorer mon score par de petits courtages, dès que mis au courant. Un seul os dans ce projet idyllique : M. Picot, mon futur taulier, bouclait son bureau durant deux mois – cure thermale et vacances – et ne pouvait m’employer qu’à dater de septembre. Nous étions fin juin !
Aussi sec, ma méfiance avait repris le dessus devant cette restriction. N’était-il pas, le Raymond, en train de me vendre une salade ? Méditait-il pas un rambin [42] auprès de Lucienne par ma personne interposée ? Dans ce cas, il se préparait une rude déconvenue. C’est cette fois que j’aurais joué l’entremetteur : je ne m’y sentais nullement enclin.
Petit Raymond m’avait entraîné au Café des Nations pour m’exposer son plan. Toujours jubilant, il me le confiait. Ce délai de deux mois qui m’apparaissait si suspect lui semblait au contraire providentiel. Il allait lui permettre de m’enseigner les rudiments de ce que j’aurais à connaître de calcul des grosseurs de perles, ce qu’il appelait le « une foie le poids » !
À sournois, sournois et demi ! sirotant mon demi, je laissais honnir petit Raymond. Tenté par instants de le croire, me reprochant la minute suivante ma crédulité. La cure thermale de mon futur taulier, pour autant qu’il existât, me semblait supérieurement insolite. Jamais, parmi les êtres que j’avais côtoyés, et je commençais à en compter des bottes, personne ne s’était éloigné pour accomplir une cure.
Me surprenait fort aussi le fait que Raymond n’ait à aucun moment prononcé le nom de ma frangine, même pour demander de ses nouvelles ! Toujours exultant, il poursuivait l’évocation de son métier, de mon futur employeur, ce dernier, me précisait-il, tenait à ce que je lui sois présenté dans la dernière semaine de juillet, entre son retour de cure et sa décarrade à la mer.
— Ça nous laisse le temps de t’équiper ! m’affranchit-il, en se marrant… C’est un métier où tu dois inspirer confiance !
Là, je tiquai : je le sentais poindre
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