Confessions d'un enfant de La Chapelle
et de toutes conditions se livraient à un pourchas dans son sillage, sans souci des rivalités. Certains, ayant repéré ses heures de départ au boulot, prenaient l’eût sur le quai du métro Torcy, investissant le wagon où elle grimpait dans l’espoir d’engager la conversation, d’autres choisissaient de tenter l’abordage à son retour du labeur. Connaissant le caractère cancanier des mémères du coin, ma frangine, sagement, tenait ces fiévreux à l’écart ; sans pour autant se faire une réputation de bêcheuse, elle parvenait à décourager les galantins les plus tenaces, sans fâcherie, précisant vite que leur insistance, loin d’être flatteuse, devenait tout bonnement chiante. Fermement avertis, le plus grand nombre de ces soupirants se résignaient à aller porter vers d’autres fillettes leurs hommages. Un pourtant s’entêtait : Raymond, petit bonhomme tiré à quatre épingles, fils d’un toubib du quartier. Ma frangine, plutôt secrète à l’accoutumée sur la personnalité et les manœuvres des séducteurs, m’avait, au sujet de ce mec, éclairé. Elle s’y trouvait contrainte par l’insistance de ce mordu. Ne s’était-il pas mis en tête de la traiter à dîner à l’ Auberge Sainte-Geneviève , le restau de ce que La Chapelle comptait de notables. Craignant l’affiche [38] , Lucienne avait opposé à ce projet une rigueur tout imaginaire de notre père, prétendument intraitable sur le plan de la conduite des filles ! Nullement démonté par l’obstacle, le Raymond connaissant mon existence avait proposé de me convier, en garant de sa bonne tenue, et de la pureté de ses intentions. C’était donc à moi de décider.
Le petit Raymond, je le connaissais de vue. Nous nous serrions la louche lorsqu’il nous arrivait de nous croiser, mais dans mon tréfonds, je nourrissais, gratuitement je dois l’avouer, une sympathie toute mitigée. En dépit de son sourire, de sa façon franche de tendre la pogne, je le trouvais « cresson [39] ». Ce devait être ses chemises de soie, insolites dans le quartier, qui me mettaient en défiance.
Néanmoins, Lucienne insistant, et aussi la curiosité pour la tortore de l’ Auberge Sainte-Geneviève m’affûtant les papilles, j’acceptai la rencontre.
*
Jusqu’au dernier moment, je m’étais tâté pour m’y rendre à ce dîner. Je n’avais somme toute rien de commun avec lui, ni les fringues, ni la jactance, rien à lui dire, et puis, sans personne à consulter sur ce point, j’en venais à me demander s’il était bien loyal le prétexte que nous avions donné à notre vieux père d’un dîner chez une amie de bureau de ma frangine ? Pour tout dire, j’hésitais à qualifier ma conduite dans ce parcours : petit entremetteur, ou garant de l’honneur de la famille ? Et puis, brusquement, à quelques jours de cette rencontre, mes scrupules s’apaisèrent. La composante vestimentaire, plus immédiatement inquiétante, vint m’obséder. Mon costard de parade, le père Blum n’avait rien garanti sur ce point, commençait à se lustrer et le froc à se pocher aux genoux. Lucienne, aussi désireuse que moi de me voir produire une bonne impression, remédia de son mieux à ce début d’usure, à grand renfort de pattemouille et de fer à repasser chauffé sur le fourneau à gaz de la cuisine. En ce qui concerne les pompes, je me sens armé, m’étant offert, durant ma période de fumiste-boy, une ravissante paire de lattes dites marseillaises : claque vernie à trou-trous et tige de gabardine gris souris.
J’avais eu grand tort d’hésiter à rencontrer ce mec. Il se montra parfait sur tous les plans. Nullement bêcheur comme je l’avais suspecté d’être, mais extrêmement cordial à mon encontre. Futé en diable, il possédait un répertoire d’histoires drolatiques qu’il balançait avec une aisance stupéfiante, une joie communicative qu’il était difficile de ne pas partager. La graille [40] et le tutu aidant, en moins d’une heure nous nous trouvâmes, comme on disait alors, « amis comme cochons ». Pas potes ! nuance ! et la différence venait de la façon désinvolte d’exprimer les choses, de laisser entendre qu’aucun obstacle, et surtout pas la médiocrité, ne devait s’interposer entre notre désir de gaieté, et de vulgaires contingences monétaires. C’était là un langage qu’aucun de mes potes n’aurait osé tenir, nullement un baratin de circonstance destiné à briller.
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