Confessions d'un enfant de La Chapelle
Le menu qu’il nous avait fait préparer : homard, poulet à la broche, ragoût de truffes et soufflé au kummel, arrosé de Moët et Chandon, témoignait que ce bon zigue ne se trouvait pas gêné aux entournures. Je n’en bâfrais que de meilleur appétit. Ce qui contribuait à me mettre à l’aise était la discrétion montrée à l’égard de ma frangine par ce Raymond. Certes, nous avions convenu, en sirotant le porto, de nous tutoyer sans façon et de nous appeler par nos prénoms ; Raymond n’en abusait pas pour tenter auprès de Lucienne un gringue indécent, tout au plus risquait-il par instants, alors que son propos l’autorisait par sa gaieté, un « chère Lucienne », en aucune façon équivoque, et dont j’aurais pu m’alarmer. J’en prenais de la graine de cette aisance. J’appréciais cette faculté de formuler les choses en périodes bien moulées qu’avait Raymond, toute différente de notre manie, à mes petits potes et à moi, de tronquer les phrases, substituant un petit rire allusif aux mots, dès que ceux-ci venaient à nous manquer.
Pour couronner cette soirée, le gentil Raymond nous entraîna chez lui écouter un peu de musique. À notre corps défendant, et nous eûmes beau prétendre craindre de « déranger », notre nouvel ami insista pour que la fête fût complète ; ses parents étaient au théâtre et souperaient passé la représentation, nous disposions de l’appartement, sans gêne aucune, jusqu’à deux heures du matin !
La musique, nous n’avions rien contre : nos réticences naissaient surtout de la certitude d’être incapables de rendre au gentil Raymond sa politesse dans notre canfouine à punaises et cafards.
*
Sans que nous nous trouvions positivement poivres [41] , le champ’ nous avait un brin fait paumer le sens des réalités, et nous abordâmes au plus haut degré de l’euphorie à la crèche des vieux de Raymond. Comparée à la plupart des immeubles du quartier, cette cabane paraissait avoir été récemment bâtie, et ne devait abriter uniquement que des gens à pognon. Cela se discernait aux tapis recouvrant les marches de l’escalier. L’ascension fut brève, l’appartement se trouvant au premier, et tenant tout l’étage. J’aurais pu me croire encore au temps où, couplé au galant Octave, mon maître en électricité, nous prospections les quartiers rupins. Au point qu’il apparaissait insolite, cet appartement aux parquets luisants comme des miroirs, alors que les sols des cagnas du coin se trouvaient presque tous recouverts du carreau rouge hexagonal de Marseille. Y avait aussi, pour surprendre, la dimension des pièces. Par exemple, dans le salon où nous nous pointâmes pour picoler, notre logement de la rue Riquet aurait tout entier tenu à l’aise. Raymond qui avait dû être élevé dans ce genre de turne avait soudain, retrouvant son espace familier, changé de style. Capricant, façon lutin, une frénésie de danse l’avait saisi. Tricotant des paturons, il fox-trottait avec Lucienne, ne s’interrompant que pour changer les disques et les aiguilles du phono, me laissant le soin de remonter sans relâche la mécanique de l’engin. Faire gambiller ma frangine, je n’en voyais quant à moi aucun intérêt, et pour subalterne qu’ait été ma participation à la fiesta, je m’en accommodais. D’autant que notre nouvel ami avait pris soin de disposer sur un guéridon, à portée de ma main, un assortiment de liqueurs que peu de troquets de notre coin auraient pu proposer : Chartreuse, Grand Marnier, Cointreau, Bénédictine, Izarra, Marie Brizard. Ma frangine et Raymond se soutenaient au Cointreau ; j’avais, moi, opté pour le peppermint, chouettement digestif. Je m’en administrais une gorgée entre chaque remontage du phono, gaffant à peine les deux gambilleurs. Ayant épuisé les disques de fox-trot et ceux de paso doble, ils en étaient maintenant aux tangos, et commençaient sous l’effet de la fatigue à revenir plus fréquemment me tenir la jactance et se rincer la dalle. C’est lors d’un de ces intermèdes courtois que le gars Raymond me balança un vanne embarrassant. La mine épanouie, lichant un chouaye de Cointreau, il honnit :
— Lucienne me dit que tu cherches une situation… veux-tu que je m’en occupe ?…
Situation ? Cette façon de traduire boulot me coupa le sifflet. De quoi se mêlait ma frangine ?… de quoi se mêlait ce mec ?… Je dérobais à répondre, fonçant
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