Confessions d'un enfant de La Chapelle
donner quelques tours de manivelle au ressort du gramophone. J’avais gagné quelques secondes, mais le Raymond insistait. Désireux de jouer les pères Noël jusqu’au bout, il mettait le paquet, toujours dans le charme.
— Tu ne m’as pas répondu !… C’est sérieux !… Je suis dans les perles et brillants… un négoce d’avenir… Je peux essayer de te trouver quelque chose dans ce métier… Réfléchis !…
Là-dessus, sur une pirouette, il remet un disque et repart à bostonner, non sans élégance je dois le dire.
Le peppermint, c’est pas le sirop inoffensif que j’avais cru : pointé dans mon fauteuil je paume un peu le sens du réel, gagné par une semi-somnolence. Il m’a anéanti le Raymond avec ses vannes. Il a dû, moujingue, être le bambin capricieux accoutumé à voir réaliser ses désirs dès que formulés, je crois le discerner à sa façon gentiment autoritaire de décider en toute manière, des rigolades aux choses sérieuses. Sérieuse ? Sa proposition de me chercher du turf, l’est-elle ? Rien de moins affiché. S’agit-il pas d’une façon de se faire valoir auprès de nous ? de Lucienne surtout !… Luttant contre la torpeur en clignant des paupières, je suis la marche des aiguilles sur le cadran de la mahousse pendule de bronze doré qui orne la cheminée de marbre blanc ; la demie de minuit est déjà passée. Les vieux de Raymond doivent se trouver en train de souper, dans je ne saurais quel genre de restau, et clapant, je ne sais pas davantage quel genre de tortore : huîtres et choucroute, peut-être ? D’évoquer ces rupins bien à l’aise me ramène en mémoire notre pauvre vieux à nous, qui doit, s’il s’est endormi, se morfondre à guetter notre rentrée, épier le bruit de la clé glissée dans la serrure. Le certain est qu’il n’est pas attablé devant de fines boustifailles, lui. Ce constat me fait virer l’humeur vers le morose. Brutalement ma conduite m’apparaît déloyale : l’abus de confiance paternelle, je l’ai laidement commis, de même que la complaisance suspecte. Le peppermint n’a soudain plus la même douceur !
Sans que j’aie à m’en défendre, mon inépuisable auto-indulgence se met de la partie. Qu’ai-je fait à l’analyse ?… Si ce n’est modérer par ma présence les manœuvres séductrices du gars Raymond, lequel, s’est, je m’en convaincs de plus en plus, très correctement conduit, dansant à distance respectueuse de sa cavalière, sans qu’un geste équivoque puisse choquer. Des mots qu’il glisse dans le tuyau de l’oreille, trop loin de moi pour que j’en surprenne le sens, mais qui la font pouffer, je ne crains pas qu’ils puissent braver l’honnêteté.
*
J’avais appréhendé quelques remontrances de notre rentrée tardive rue Riquet ; elle eut lieu dans le calme et le silence, notre père ayant par chance, pour lui et pour nous, succombé au sommeil. Je ne sais ce qu’éprouva Lucienne ; pour moi, de retremper, dès la porte cochère franchie, dans les puanteurs agressives flottantes, éparses, sous la voûte, naissait pour la première fois une gêne réelle. Aux effluves des quatre poubelles monumentales alignées près de l’escalier, se mariait un composé de merde, d’eaux grasses, de sueurs aigres, de médicaments, un peu comme si la vieille bâtisse vous avait soufflé aux narines son haleine, un concentré de misère.
Je devais en avoir les naseaux imprégnés, de ce remugle, pour le retrouver, à peine atténué, la porte de notre logement franchie. Il était, ce malaise, la rançon des quelques heures passées chez Raymond, où rien ne puotait, et où la dominante se trouvait donnée par l’odeur de cire et d’encaustique des parquets et des meubles : nous n’étions décidément pas du même monde !
*
Le mois suivant cette fiesta me fut singulièrement éprouvant. Tout se liguait comme si le plaisir que j’avais pris en vivant, ne fût-ce que quelques heures, hors de la routine de notre gueuserie, eût été un péché qu’il conviendrait d’expier. Les boulots, ceux du moins que j’aurais pu exercer, semblaient s’être raréfiés dans la mesure même où j’aspirais à les découvrir. J’en étais à accepter, en dépit de mes résolutions, des remplacements de triporteur chez Potin. Livrant vins et épicerie, je récoltais de maigres pourliches, mais il ne s’agissait que de courts intérims, d’expédients. Pour achever de saper mon moral,
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