Conspirata
Rome, partir en exil. Rester à l’écart
de la cité pendant quelques années. Quand les choses se seront calmées, il
pourra revenir et tout recommencer. C’est le meilleur conseil que je puisse lui
donner. Au revoir.
Il se détourna, mais elle lui prit le bras.
— Quitter Rome le tuerait !
— Non, Clodia, c’est rester à Rome qui le tuera. Il y
aura sûrement un procès et il sera jugé coupable. Lucullus y veillera.
Néanmoins, Lucullus est vieux et paresseux tandis que ton frère est jeune et
plein d’énergie. Le temps est le meilleur des alliés. Répète-lui ce que je
viens de te dire et que je lui souhaite bonne chance, et dis-lui de partir
demain.
— S’il reste à Rome, te joindras-tu aux attaques menées
contre lui ?
— Je ferai mon possible pour rester en dehors de ça.
— Et s’il y a un procès, demanda-t-elle sans lâcher son
bras, accepteras-tu de le défendre ?
— Non, c’est absolument impossible.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? fit Cicéron avec un rire incrédule.
Pour un millier de raisons.
— Est-ce parce que tu crois qu’il est coupable ?
— Ma chère Clodia, le monde entier sait qu’il est
coupable.
— Tu as pourtant défendu Cornélius Sylla alors que le
monde entier savait qu’il était coupable, lui aussi.
— Cela n’a rien à voir.
— Pourquoi ?
— Ma femme, tout d’abord… souffla Cicéron avec un autre
regard en direction de la porte. Ma femme était présente. Elle a été témoin de
toute la scène.
— Tu dis que ta femme demanderait le divorce si tu
défendais mon frère ?
— Oui, je pense.
— Alors prends une autre femme, dit Clodia, qui,
reculant d’un pas sans quitter Cicéron des yeux, dénoua prestement son manteau
et le laissa tomber de ses épaules.
Elle était nue en dessous. Sa peau huilée, sombre et lisse,
brillait à la lueur des bougies. Je me tenais juste derrière elle. Elle savait
que je la regardais mais ne se souciait pas plus de ma présence que si j’avais
été une table ou un tabouret. L’atmosphère s’alourdit. En y réfléchissant, cela
me rappelle cet instant au sénat, au milieu du chaos qui suivit le débat sur
les conspirateurs, où il eût suffi d’un seul mot ou d’un seul geste de Cicéron
pour que César fût tué et le monde – notre monde – totalement
changé. C’était la même chose. Après un long silence, il eut un mouvement de
tête presque imperceptible puis se baissa, ramassa le manteau et le lui tendit.
— Remets ça, dit-il à voix basse.
Elle l’ignora et posa les mains sur ses hanches.
— Tu préfères vraiment ta vieille bigote desséchée à
moi ?
— Oui, répliqua-t-il, visiblement surpris par sa propre
réponse. Tout compte fait, je crois que oui.
— Alors, tu fais un bel imbécile, commenta-t-elle en se
retournant pour qu’il puisse draper le manteau sur ses épaules.
Son attitude était aussi naturelle que si elle prenait congé
après un dîner entre amis. Elle me surprit en train de loucher sur elle et me
foudroya d’un tel regard que je baissai bien vite les yeux.
— Tu repenseras à ce moment, assura-t-elle en
resserrant son manteau d’un mouvement brusque, et tu le regretteras jusqu’à la
fin de tes jours.
— Certainement pas, parce que je vais l’effacer de mon
esprit, et je te suggère d’en faire autant.
— Pourquoi voudrais-je l’oublier ?
Elle sourit en secouant la tête.
— Qu’est-ce que mon frère va rire quand il va apprendre
ça !
— Tu vas lui raconter ?
— Bien sûr. C’était son idée.
— Pas un mot, m’intima Cicéron après le départ de
Clodia.
Il leva la main en signe d’avertissement. Il ne voulait pas
en discuter et n’en parla jamais. Le bruit courut pendant des années qu’il y
avait eu une aventure entre eux, mais je me refusai à faire le moindre
commentaire. J’ai conservé ce secret pendant plus d’un demi-siècle.
L’ambition et la luxure vont souvent de pair. Chez certains
hommes, tels César ou Clodius, elles sont indissociables. Avec Cicéron, c’était
exactement l’inverse. Je crois qu’il était d’une nature passionnée, mais que
cela l’effrayait. De même que son bégaiement, sa faible constitution lorsqu’il
était jeune ou ses nerfs instables, il considérait la passion comme un handicap
à surmonter par la discipline. Il apprit donc à isoler ce trait de sa nature,
et à l’éviter. Pourtant, les dieux sont implacables, et malgré sa
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