Conspirata
sous le regard perplexe
de leurs visiteurs ; on savait déjà à Rome que Terentia n’était pas
vraiment une épouse humble et obéissante, et cette scène ne manquerait pas de
faire le tour de la ville. Si Cicéron pouvait lui en vouloir de le contredire
devant ses collègues, je savais qu’il finirait par reconnaître qu’elle avait
raison. Sa colère venait du fait qu’il avait conscience de ne pas avoir le
choix : il était coincé.
— Très bien, dit-il enfin, je ferai mon devoir pour
Rome, comme toujours, même si ma sécurité personnelle doit en pâtir. Mais j’imagine
que je devrais y être habitué. À demain matin, sénateurs.
Et il les congédia d’un mouvement irrité de la main.
Ils s’en allèrent et il resta à réfléchir un moment, la mine
sombre.
— Vous vous rendez compte que c’est un piège ?
— Un piège pour qui ? demandai-je.
— Pour moi, bien sûr. Réfléchis, dit-il en se tournant
vers Terentia. Dans toute l’Italie, faut-il qu’il n’y ait qu’un seul homme en
position de contrer l’alibi de Clodius… et cet homme est Cicéron. Tu crois que
c’est une coïncidence ?
Terentia ne répondit pas ; et cela ne m’était pas non
plus venu à l’esprit avant qu’il n’en parle. Il me demanda :
— Leur témoin d’Interamna – ce Causinius
Schola ou je ne sais qui –, il faut que nous en apprenions davantage sur
son compte. Qui connaissons-nous à Interamna ?
Je réfléchis un instant puis, avec un mauvais pressentiment
au cœur, je répondis :
— Caelius Rufus.
— Caelius Rufus, répéta Cicéron en frappant le bord de
sa chaise, bien sûr !
— Encore un que tu n’aurais jamais dû ramener chez
nous, commenta Terentia.
— Quand l’avons-nous vu pour la dernière fois ?
— Cela remonte à plusieurs mois, répondis-je.
— Caelius Rufus ! À l’époque où il est devenu mon
élève, il écumait les bouges et les bordels en compagnie de Clodius.
Plus Cicéron y réfléchissait, plus il en était convaincu.
— D’abord, il soutient Catilina, puis il s’acoquine
avec Clodius. Ce garçon n’a décidément pas cessé de me faire des sales coups !
Ce fichu témoin d’Interamna sera comme par hasard un client de son père, vous
pouvez en être sûrs.
— Alors tu penses que Rufus et Clodius ont pu
manigancer de te tendre un piège ?
— Tu doutes qu’ils en soient capables ?
— Non, mais je me demande pourquoi ils se seraient
donné tant de peine pour créer un faux alibi dans le seul but de te forcer à
venir témoigner. Clodius veut que son alibi tienne, non ?
— Alors tu crois qu’il y a quelqu’un d’autre derrière
tout ça ?
J’hésitai.
— Qui ? s’enquit Terentia.
— Crassus.
— Pourtant Crassus et moi sommes totalement
réconciliés, protesta Cicéron. Tu as entendu la façon dont il m’a encensé
devant Pompée. Et puis il m’a laissé cette maison pour si peu…
Il allait ajouter quelque chose, et s’interrompit soudain.
Terentia reporta sur moi toute l’intensité de son regard
scrutateur.
— Pourquoi Crassus se donnerait-il tant de mal pour
causer des problèmes à ton maître ?
— Je ne sais pas, répondis-je en sentant mon visage
virer à l’écarlate.
— Tu pourrais tout aussi bien demander pourquoi le
scorpion pique. Tout simplement parce qu’il ne peut pas faire autrement.
La conversation prit fin peu après. Terentia partit s’occuper
de Marcus et je me retirai dans la bibliothèque pour me charger de la
correspondance du sénateur. Cicéron resta seul sur la terrasse, contemplant
pensivement le Capitole, de l’autre côté du forum, alors que les ombres du soir
commençaient à l’allonger.
Le lendemain matin, tellement tendu qu’il en était pâle et
silencieux – il ne savait que trop bien quel genre d’accueil l’attendait –,
Cicéron descendit au forum, escorté par le même nombre de gardes du corps qu’il
avait avec lui au temps de Catilina. Le bruit s’était répandu que l’accusation
lui avait brusquement demandé de venir témoigner et, à l’instant où les
partisans de Clodius le virent se diriger vers l’estrade, ils déclenchèrent une
tempête de huées et d’insultes. Pendant qu’il gravissait les marches du temple
afin de gagner le tribunal, on jeta même des œufs et du crottin, ce qui suscita
un mouvement remarquable. Pratiquement tous les membres du jury se levèrent
pour former un cordon de protection.
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