Constantin le Grand
pas.
Quel chrétien peut-il croire à son triomphe en ce monde, quand tant d’hommes et de nations refusent encore de reconnaître Christos comme le Dieu unique ?
Et je me souviens aussi trop bien de ce qu’ont été les commencements de ma vie pour ne pas oublier que l’homme et le mal marchent souvent du même pas.
Enfant, j’ai erré seul sur les berges du grand fleuve qui longe Lugdunum, la capitale des Gaules.
Je n’étais qu’un peu de chair promise aux crocs des bêtes fauves ou des chiens.
Je savais que la foule païenne traquait les chrétiens.
Elle se jetait sur eux dans les ruelles du quartier de Fourvière, s’ils osaient s’y aventurer.
Elle les forçait à s’agenouiller devant les statues d’Auguste, de Cybèle ou de Jupiter.
Elle enfonçait les portes des maisons chrétiennes.
Elle avait dévasté la nôtre, et, avant de m’enfuir, j’avais vu ces hommes et ces femmes enragés entraîner mon père, ma mère, mes sœurs, et les livrer aux soldats.
Je ne connaissais pas le nom de l’empereur qu’ils servaient.
Était-ce Carin ou Numérien, Carus, Probus ou Florien ?
L’un de ceux-là avait-il régné quelques jours ou quelques années ? À la suite de quels crimes, de quels complots avaient-ils été portés au pouvoir ou chassés du trône ?
Je l’ignorais.
Je savais seulement que les soldats imposaient leur candidat à la tête d’un empire qui n’était plus qu’une tunique déchirée dont les ambitieux se disputaient les pans.
— Dieu punit l’Empire pour les souffrances qu’il nous inflige, pour le martyre de tant de nos frères et sœurs, ajoutait mon père.
Il réunissait la nuit les fidèles de Christos qui composaient la communauté chrétienne, et tous priaient pour Pothin et Blandine, Attale et Sanctus, Alexandre et Ponticus, d’autres encore qui avaient été suppliciés au temps de Marc Aurèle.
Mais, depuis lors, qui aurait pu citer le nom d’un grand empereur ?
Marc Aurèle avait frappé les chrétiens, croyant sans doute renforcer l’Empire, alors qu’il l’avait affaibli comme un corps dont le sang s’écoule par les veines entaillées.
L’Empire se morcelait, chancelait. Près de quarante tyrans s’étaient succédé après Marc Aurèle, continuant presque tous à persécuter les chrétiens, ouvrant ainsi de nouvelles hémorragies, saignant l’Empire.
— Il nous frappe ? Il se tue.
C’est l’une des dernières paroles que mon père prononça avant d’être entraîné par les soldats.
On l’avait livré, ainsi que ma mère et mes sœurs, à des bourreaux dont la cruauté était plus perverse que la férocité des lions et la fureur des taureaux.
Puis on les avait poussés dans l’arène et j’avais entendu les hurlements de la plèbe qui excitait les bêtes fauves, trépignait d’impatience parce que ces animaux féroces se contentaient de flairer les corps meurtris, s’en détournaient, repus, indifférents à cette chair ensanglantée.
J’ai su qu’il avait fallu que des soldats achèvent mes parents d’un coup de lame.
Puis ce qui restait de leurs corps avait été brûlé, et les cendres dispersées dans l’eau noire du fleuve que le vent venu des Alpes creusait et soulevait en courtes vagues couronnées d’écume.
J’avais plusieurs fois désiré partager la souffrance des miens, connaître la joie de la fidélité, de la résurrection et de la vie éternelle.
J’avais marché vers l’amphithéâtre, mais, alors que je m’apprêtais à clamer devant des soldats ma foi en Christos, des mains m’avaient agrippé, fermé la bouche, porté jusqu’à l’une de ces masures des faubourgs de Lugdunum.
Là vivaient des chrétiens venus des provinces de Bithynie, d’Asie, de Phrygie, de Syrie. Ils m’ont dit qu’à l’orient de l’Empire, depuis la crucifixion et la résurrection, la parole de Christos, la foi en lui avaient été semées et avaient germé. Des graines s’étaient enracinées en Occident et les martyrs chrétiens de Lugdunum étaient les épis mûrs de cette semence.
Ma famille était en effet l’une des seules, parmi les chrétiennes, à être d’origine gauloise.
J’ai prié avec ces frères et sœurs d’Orient.
Ils m’ont convaincu qu’un chrétien ne choisit pas l’heure de sa mort. Il s’en remet à la volonté de Dieu. Il ne la fuit pas, mais ne la provoque pas.
Il doit, avant d’offrir sa mort au Tout-Puissant, Le servir en Lui vouant sa
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