Constantin le Grand
1
Les deux hommes étaient debout, face à face.
L’un, Marcus Salinator, se tenait bras croisés sur le seuil d’une villa aux murs de marbre et aux colonnes de porphyre. Il semblait vouloir en interdire l’accès. Trapu, ses cheveux noirs et bouclés couvrant le haut de son front étroit, il portait un glaive accroché à une large ceinture de cuir dans laquelle étaient incrustées des pièces d’or. Il devait avoir une trentaine d’années.
L’autre, Denys l’Ancien, était un vieillard chauve, grand et maigre. Aux replis de sa tunique blanche on devinait les angles aigus que dessinaient les os de ses épaules et de ses omoplates. Ses yeux étaient enfoncés sous le front haut et bosselé. Il paraissait frêle, mais il y avait tant d’énergie et de détermination dans son attitude, et de fierté dans son regard qu’on l’imaginait capable de repousser la mort pour ne l’accueillir qu’au moment où il aurait décidé de quitter ce monde.
Il a tendu le bras vers Marcus Salinator et a murmuré :
— Toi, Marcus, et moi, Denys, nous avons été les témoins du plus grand changement qu’ait connu l’Empire du genre humain depuis la naissance de Christos.
Il a hoché la tête et souri, dévoilant ainsi des dents acérées :
— Tu le sais, il y a trois cent soixante-quatre années de cela.
Marcus Salinator a eu une moue de mépris tout en haussant les épaules.
Denys l’Ancien s’est retourné et, de son bras toujours tendu, il a décrit le paysage, les vergers au premier plan, la clairière entourée de sept cyprès au bout de l’allée, le triangle noir et écrêté du Vésuve qu’enveloppaient à l’horizon les brumes de ce 27 juillet de l’an 364, et la mer qu’on imaginait plus qu’on ne la voyait.
— Je viens chez toi, a-t-il repris en faisant de nouveau face à Marcus Salinator, parce que Dieu a protégé ta maison et ta famille. Les tiens ont échappé aux proscriptions et aux persécutions. Depuis le jour où Christos a été crucifié, et d’empereur en empereur, ils ont conservé leurs vies et leurs biens. Aucune tempête, aucun tremblement de terre, aucun nuage de cendres brûlantes, aucune peste, aucune horde de soldats pillards ou d’esclaves en révolte n’a dévasté votre maison ni emporté les tiens. Dieu a voulu que votre demeure et votre gens soient une arche au milieu du temps qui s’écoule.
Denys l’Ancien s’est avancé. Se balançant d’un pied sur l’autre, Marcus Salinator a hésité puis il s’est écarté pour le laisser passer.
Il a traversé le vestibule, suivi par Marcus, a gagné la cour intérieure et marché lentement sous le portique aux colonnes de porphyre.
— La gens Salinator, a-t-il murmuré, est bien une arche. Tu gardes ici une part de la mémoire de l’empire de Rome.
Il a énuméré les noms des ancêtres de Marcus Salinator, ces hommes qui avaient côtoyé César et Crassus, Néron et Sénèque, Vespasien et Titus, Marc Aurèle et Commode, et qui avaient écrit des Histoires et des Annales 1 .
— Je veux tout lire, a-t-il dit.
Il a appuyé son index décharné sur la poitrine de Marcus Salinator et, soulignant chaque mot d’une pression de son ongle, il a ajouté :
— Mais tu as renié Christos ! Toi, Marcus Salinator dont les ancêtres avaient, au temps des persécutions, protégé ses disciples, reçu le baptême, toi, tu as partagé la vie de cet empereur païen, Julien l’Apostat, qui a rétabli le culte des dieux païens et persécuté les chrétiens. Je veux que tu me dises pourquoi tu as rejeté la foi de tes ancêtres, abandonné Christos au moment où l’Empire lui-même devenait chrétien. Tu me raconteras ce que tu as vu aux côtés de Julien l’Apostat, quel démon t’a habité et peut-être te hante encore.
Denys l’Ancien s’est approché de Marcus, le doigt toujours pointé.
— Ne sais-tu pas que Julien est mort en reconnaissant sa défaite, son erreur, et en criant : « Galiléen tu as vaincu ! » ?
D’un geste brusque, Marcus Salinator a soulevé le bras de Denys l’Ancien et repoussé le vieillard, puis, d’une voix rauque, il a répondu :
— Un chrétien, l’un des tiens, Denys, a blessé Julien à mort. Je l’ai veillé. J’ai posé sur son front une éponge imbibée de l’eau du Tigre. Je me suis penché pour écouter les mots qu’il murmurait alors que la nuit était si dense qu’elle étouffait les lampes disposées aux coins de la tente
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