Courir
comme
Émile n’a pas envie d’en rester là : Écoute, lui dit-il au bout d’un
moment, on ne va pas s’en sortir si on vient se féliciter chaque fois qu’on bat
un record. On n’en finira pas. Parce que des records, tu vois, j’ai comme le
sentiment qu’on va en battre plein. Le meilleur moyen de se féliciter sans
faire chaque fois le déplacement, ce serait peut-être de vivre ensemble,
non ? Tu en penses quoi ?
En attendant de savoir ce qu’elle en pense, Émile s’envole
un mois plus tard pour les Jeux olympiques qu’il revient à Londres, cette
année-là, d’organiser. Une canicule s’est abattue sur la ville et, le jour où
Émile doit concourir aux dix mille mètres, l’atmosphère est très lourde,
accablante, temps d’orage qui n’arrive pas à se décider. Une brume très dense
dilate le ciel et forme, entre Soleil et Terre, une loupe géante produisant
quarante degrés à l’ombre.
Émile est donné favori, bien sûr, mais il y a encore Heino
qui est là, qui ne dit toujours rien mais n’en pense pas moins. L’homme des
forêts profondes a soif de vengeance et pas envie de laisser à Émile le dernier
mot. Avec le docteur Knienicky, qu’il veut bien laisser pour une fois tenir
lieu de conseiller, Émile élabore donc une tactique de la course. Elle est en
vérité assez élémentaire. Quand le docteur assis dans les tribunes jugera le
temps venu d’accélérer, il agitera juste un maillot rouge – le maillot de
rechange d’Émile qui ne court qu’en rouge, représentant son pays dans les
stades sous la couleur de la révolution prolétarienne exclusivement, sans que
l’on sache s’il l’a choisie lui-même ou pas.
Émile démarre comme d’habitude avec sa force mécanique, sa
régularité de robot, mais cette fois de façon plus tranquille qu’à Berlin
cependant qu’Heino est parti sauvagement, prenant très vite quatre-vingts
mètres d’avance. Émile semble s’en désintéresser, qui sait très bien ce qu’il
veut faire et qui attend le signal. Il reste en douzième, en quinzième position
pendant tout le temps d’observation qu’il se donne, conduisant son effort avec
placidité. Ce n’est qu’à mi-parcours, quand il aperçoit le maillot rouge
discrètement agité par le docteur qui vient de se lever dans les tribunes,
qu’il entre dans la ronde et commence implacablement d’accélérer.
Alors il accomplit des ravages, menant un train brutal qui
contraste avec l’allure légère de son rival Heino. Après qu’on pourrait croire
qu’il a usé une partie de ses forces, c’est un Émile tout neuf qu’on voit
renaître en milieu de course, un type intact et frais, rageur, volontaire à
faire peur. Panique dans les forêts profondes : craignant sa proche
détresse, Heino tente alors d’enrayer la machine en reprenant arrogamment la
direction des opérations. Mais Émile qui a horreur de voir le dos de ses
adversaires ne tolère pas la chose plus de cinq cents mètres. Pour effacer
l’injure, pour laver cet affront, se faisant à force de grimaces un visage d’épouvante,
il se jette à l’ouvrage avec furie – cependant que le docteur Knienicky en
nage, à présent debout sur son siège, ne cesse d’agiter avec frénésie, même si
cela ne sert plus à rien, le maillot rouge avec lequel il s’éponge
alternativement et distraitement le visage et le cou. Sprint final et, en
quelques dizaines de mètres Émile a tout pulvérisé, tout anéanti, c’est la
première médaille d’or de l’athlétisme tchèque.
À l’arrivée, tout le monde imagine qu’après un tel effort,
ayant fait preuve de ressources à ce point surnaturelles, le diabolique Émile
ne peut que s’écrouler. Or pas du tout. Il se met au contraire à gambader à
travers le stade, part en petites foulées chercher un petit verre d’eau,
revient en trottant vers la tribune des vainqueurs, donne une bourrade cordiale
quoique respectueuse à Heino éprouvé puis, pirouettant, se dresse en impeccable
équilibre sur les mains – se mettant même à courir quelques mètres sur elles
pour changer un peu.
Franchissant les barrières en vociférant, le contenu des
tribunes se déverse sur lui, Émile est noyé dans une foule frénétique au milieu
de laquelle entre deux têtes joviales il aperçoit le docteur Knienicky,
pleurant de bonheur et plus hilare que tous. Puis après que l’on s’est un peu
calmé, ils se retrouvent dans un pub devant deux pintes de bière sur
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