Courir
laquelle
Émile ne crache pas, le docteur Knienicky non plus.
Eh bien dis donc, lui dit le docteur, tu avais l’air d’avoir
un de ces torticolis, tu grimaçais encore plus aujourd’hui qu’à Berlin. Je sais
bien, reconnaît Émile, c’est ce qu’on me reproche tout le temps. A
l’entraînement, en compétition, ils disent tous ça. Mais je ne peux pas faire
autrement, ce n’est pas un genre que je me donne. Je te jure que ça fait
vraiment mal, ce que je fais, si tu crois que je n’aimerais pas mieux sourire.
Tu pourrais quand même essayer, suggère distraitement le docteur en levant la
main pour renouveler sa pinte. Je n’ai pas assez de talent pour courir et
sourire en même temps, reconnaît Émile en levant aussi la sienne. Je courrai
dans un style parfait quand on jugera de la beauté d’une course sur un barème,
comme en patinage artistique. Mais moi, pour le moment, il faut juste que
j’aille le plus vite possible.
10
Retour de Londres avec l’or des dix mille, donc, qu’Émile complète
avec une petite médaille d’argent aux cinq mille, et c’est emballé pour cette
fois. Mais il n’y a pas que les Jeux olympiques dans la vie, ce n’est pas tous
les jours aussi drôle. Un an plus tard il doit courir dans sa région natale,
sur le stade d’Ostrava, contre seize autres concurrents militaires.
Or la veille il se trouvait à Gottwaldov et n’a pu attraper
que l’express de 23 heures. Le train était bondé, le voyage a duré cinq heures
pendant lesquelles Émile a dû rester debout dans le couloir du wagon, sans rien
à manger que des biscuits arrosés d’un peu de bière offerts par un
permissionnaire. Il est encore mort de fatigue en arrivant à Ostrava et
s’endort dans le tramway, heureusement qu’un autre soldat qui l’a reconnu le
réveille à l’arrêt du stade.
Quand retentit le coup de pistolet de ces nouveaux dix mille
mètres, Émile ne désire pas se donner en spectacle, et que le public soit assez
clairsemé ce jour-là dans les gradins n’y est pour rien, c’est juste qu’il n’a
pas la tête à ça. Il ne s’est pas spécialement entraîné la veille, il est
vraiment crevé, vivement qu’on en finisse. Cependant la piste est en très bon
état, elle vient d’être refaite avec ses grands virages qui ont toujours
favorisé les performances. Mais ce n’est que machinalement qu’Émile, prenant
presque aussitôt la tête du groupe, se trouve assez vite détaché de ses
concurrents, de plus en plus loin devant eux.
Il court, il court sans se poser de questions puis le
haut-parleur annonce que, dans les premiers tours, ses temps intermédiaires
sont supérieurs à ceux de Heino. Or celui-ci, bien que battu à Londres,
conserve toujours son record mondial. L’évocation des forêts profondes fait
plaisir à Émile qui, ressentant toujours la fatigue du voyage, ne croit quand
même pas pouvoir tenir le rythme. Mais, après le septième kilomètre, il change
d’avis et, se sentant encore disposer de quelques réserves, il décide de tenter
sa chance. Il la tente et voilà, ça y est, il bat le record du monde.
Champion du monde : la réaction est immédiate et on le
nomme capitaine mais les ennuis commencent. On se concerte en haut lieu où l’on
tient Émile, c’est certain, pour un phénomène du socialisme réel. Donc il vaut
mieux qu’on se le garde, qu’on se l’économise et qu’on ne l’envoie pas trop à
l’étranger. Plus il est rare et mieux ce sera. Puis il serait vraiment dommage
que sur un coup de tête, à l’occasion d’un de ces voyages il passe comme
certains de l’autre côté, l’immonde côté des forces impérialistes et du grand
capital. Par conséquent, alors qu’Émile vient d’être invité pour un cinq mille
mètres international à Los Angeles, on le convoque.
Camarade, lui dit-on, le comité militaire a décidé qu’à
l’avenir, tu ne pourras participer à aucune compétition sportive sans
autorisation préalable. D’accord, dit Émile, mais ça ne change pas grand-chose.
Jusqu’ici je les ai eues, les autorisations. Eh bien justement, camarade, lui
répond-on, les autorisations, tu ne les as plus. Tu peux disposer. Et le comité
se fend d’un communiqué annonçant cette mesure, arguant que des invitations
trop nombreuses à des réunions peu importantes éloignent Émile de ses devoirs
militaires et l’empêchent de poursuivre son perfectionnement sportif.
Émile encaisse, mais ça ne lui plaît
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