Courir
l’étranger, il arrive que sa venue soit annulée en raison de sa
supériorité présumée, ce que ces fédérations ne cachent pas. On préférerait
qu’il ne soit pas là, avouent humblement certaines, juste pour ne pas
démoraliser nos coureurs. Ou, prétendent plus hypocritement d’autres, sa
présence n’apporterait rien à nos crossmen du point de vue technique.
Même les médecins s’en mêlent, qui l’ont condamné depuis
longtemps sous le prétexte qu’il court en dépit du bon sens. Ils hochent la
tête en pronostiquant que, depuis deux ans, ils s’attendent à le voir expirer à
chaque instant. Selon eux un tel phénomène, qui s’assassine en vérité, ne
saurait être que de courte durée. Les docteurs disent ce qu’ils veulent,
commente Émile paisiblement, mais moi je ne les aime pas. Ils sont faits pour
soigner les malades, pas des garçons dans mon genre. Mon propre médecin, c’est
moi.
Les journaux s’emparent avec joie de ce débat, trouvant le
sujet en or : Émile défie-t-il le corps médical ? Émile
tiendra-t-il ? Émile ne court-il pas trop ? Il commence à créer en
tout cas un fanatisme autour de sa personne, reçoit des centaines de lettres
par sacs postaux entiers, demandes d’autographes ou de conseils, photos à
dédicacer, propositions de mariage et il a gagné un surnom. La Locomotive. Tout
va bien.
Tout ne va pas mal, du coup, pour le régime tchécoslovaque,
passé après la guerre puis le coup de Prague dans le bloc socialiste, et qui se
met à voir en Émile un splendide ustensile de propagande. Il en est le meilleur
diplomate, le plus efficace ambassadeur, il est devenu un athlète d’Etat. De
ceux qui, comme les travailleurs d’élite, ont droit à un statut spécial, des
décorations et des avantages. Dans le civil, ceux-ci peuvent se voir attribuer
une villa, des médailles, un poste honorifique dans le textile, par exemple, ou
dans la métallurgie. Pour Émile qui est militaire, cela va se passer en
promotion de grade en grade, cependant que son activité reste centrée sur le
sport. Donc on va bien s’occuper de lui. On le garde évidemment dans l’armée, d’autant
que ça lui plaît, mais en lui offrant des conditions idéales de préparation et,
du même pas, de simple sergent qu’il était, le voici rapidement nommé
lieutenant dans les chars d’assaut.
Dans sa garnison de Milovice, le nouveau lieutenant est
chargé de diriger l’entraînement des recrues, tâche dont la presse assure
qu’elle n’est pas une sinécure, précisant pour enluminer sa légende que, tous
les soirs, le courrier militaire est transporté à pied par le plus grand
coureur du monde. Sans préjudice, bien entendu, de son entraînement ordinaire
en terrain varié, parfois en tenue de campagne car Émile aime bien ça, galoper
dans la neige en gardant les grosses bottes bien lourdes de son équipement.
Courez donc vingt kilomètres avec elles, se plaît-il à prescrire, et ensuite,
sur la piste, quand vous mettrez des chaussures légères, vous n’imaginez pas
comme ça change tout. C’est dans la même perspective que, lorsqu’il s’entraîne
en salle, il prend soin de fixer des poids à ses chevilles pour enchaîner les flexions.
Ça continue comme ça, Émile est partout, des rencontres
internationales – La Haye, Alger, Stockholm, Paris, Helsinki où il bat enfin le
coureur des forêts profondes – aux simples meetings d’athlétisme de province
comme par exemple celui de Zlin, un mois de juin, où il aperçoit une fille qui
lui plaît.
Je dois dire qu’elle est tout à fait bien, très jolie,
grande et mince, cheveux châtains courts, regard gris clair, beau sourire
énergique et doux, et en plus elle lance le javelot. Émile se renseigne un peu
et apprend deux choses, d’abord qu’elle se prénomme Dana, ensuite qu’elle est
la fille de son colonel. Comme cette fille de colonel et son javelot viennent
d’améliorer leur record personnel sur la piste de Zlin, Émile avisé voit là
l’occasion idéale. Il fonce acheter un bouquet de fleurs et s’en va la
congratuler. On cause et, quelques jours plus tard, quand il doit battre encore
un de ses propres records, c’est au tour de Dana de venir lui faire son
compliment.
On cause encore et, en causant, on s’aperçoit qu’on est nés
le même 19 septembre, qu’on a précisément le même âge, à ceci près qu’elle a
six heures de plus que lui. Comme on s’émerveille de ce phénomène, et
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