Courir
d’accord puisqu’on ne peut
pas faire autrement, mais on va tâcher de trouver une nouvelle manière de vivre
en communiste, et surtout de vivre mieux.
Excepté quelques staliniens nostalgiques, tout cela plaît à
tout le monde, Émile aussi trouve ça très bien. Lui qui a eu la chance de
voyager, qui a entrevu à l’étranger une liberté de parole et de mouvements
inconnue chez lui, ne peut que suivre et soutenir attentivement les progrès de
cette libéralisation. Quand il compare ce que propose Dubcek avec ce qu’ont
donné Novotny et les autres, il ne peut que soutenir Dubcek. Son ralliement
rendu public est d’autant plus spectaculaire qu’Émile demeure, même retiré des
stades, l’homme le plus populaire de son pays. Tout le monde est de plus en
plus content.
Ça dure un peu moins d’un an cependant que, de son côté, la
sœur aînée s’impatiente de plus en plus. Jusqu’à ce que l’impatience se
transforme en colère, la colère en exaspération. Jusqu’à, douze ans après
Melbourne, une nuit d’août à Prague.
20
Les Soviétiques sont entrés en Tchécoslovaquie. Ils y sont
arrivés par avion et en chars d’assaut. D’abord par un vol de l’Aeroflot d’où
un groupe de parachutistes en civil, appartenant aux unités d’élite Spetsnaz,
est discrètement descendu pour prendre le contrôle de l’aéroport de Prague.
Puis par d’autres avions frappés de l’étoile rouge, des chasseurs Mig et de
gigantesques Antonov An-12 contenant du matériel lourd ainsi que la 103 e division aéroportée de la Garde. Celle-ci s’est mise en mouvement vers le
centre de Prague, investissant en chemin le palais présidentiel. Puis sept
mille unités blindées mécanisées des troupes du pacte de Varsovie, massées aux
frontières du pays, ont convergé vers sa capitale pour l’investir avec cinq
cent mille soldats.
Ce sont des chars de modèle T-54, T -55 et T-62, et
les Spetsnaz sont équipés de pistolets Makarov, de fusils d’assaut AK-47 ou de
leurs variantes à crosse pliable, de mitrailleuses légères RPK-74, de fusils de
précision SVD Dragunov et de lance-grenades monocoup AGS-17. On pourrait juger
un tel arsenal approprié à une guerre ou à une invasion, mais pas du tout. Il
ne s’agit pas non plus d’une petite annexion en douceur comme il y a trente
ans, non. Il s’agit juste de ce que les Soviétiques viennent mettre un peu
d’ordre dans un régime dont ils se pensent maîtres, dont l’évolution actuelle
leur apparaît comme une fâcheuse dérive et qu’il convient de normaliser
rapidement. Ils arrivent donc avec les armées de cinq pays du pacte et ils
s’installent, voilà tout.
Une dizaine d’heures suffisent pour que la ville tombe aux mains
des parachutistes puis, après que la jonction avec les forces terrestres s’est
réalisée, les chars soviétiques pénètrent Prague en force. Après quoi c’est en
moins de vingt-quatre heures que s’effectue l’occupation physique du pays.
Quand ce petit monde entre dans Prague, ce n’est pas glacial
qu’est l’accueil, c’est aussitôt hostile et résistant. On se rassemble en
pleine nuit sur la place Wenceslas pour faire face aux T -55 stationnés
çà et là, moteurs ronflants. Quand leurs conducteurs tentent de s’en extraire,
ils sont accueillis par des huées gigantesques. Puis, tirées depuis les toits
du Musée national, quelques balles viennent bientôt s’écraser sur la carapace
des chars. Les tankistes regagnent précipitamment leurs habitacles, les capots
se referment, les tourelles tournent sur elles-mêmes, tous les blindés se
mettent à tirer à la fois. Les vitrines du musée explosent, des fragments de
façades s’effondrent.
Cependant que des échos de rafales, mitrailleuses et
pistolets-mitrailleurs, commencent de claquer un peu partout en ville, les
manifestants se ruent maintenant vers l’immeuble de la radio qui continue
d’émettre et dans la direction duquel progressent aussi les chars. Tirant
d’abord en l’air puis de plus en plus bas, ils bousculent, défoncent, écrasent
les voitures garées là, frayant un chemin aux fantassins chargés de
l’occupation de l’immeuble. Puis la radio est occupée à huit heures du matin,
les émissions des studios réguliers sont coupées. C’est réglé.
Les jours suivants, à Prague, la population oppose une
résistance passive. On essaie bien d’abord de discuter avec les soldats mais,
comme ça ne donne pas grand-chose, on
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