Courir
escale à Orly. En
descendant du Tupolev, il aperçoit une meute de reporters et de photographes
massés à la sortie de l’aéroport, au-delà des contrôles de douane. Émile est
familier de cette situation, Émile est attendri, c’est gentil d’être là, ça
fait toujours plaisir de voir qu’on ne vous oublie pas. Mais quand il a passé
la douane il n’y a plus personne, de la meute ne reste qu’un stagiaire attardé
qui rembobine sa pellicule sans le regarder, les autres ayant quitté les lieux
après avoir mitraillé sous tous ses angles et toutes ses courbes Elizabeth
Taylor qui arrivait de Londres au même moment.
C’est dans un sentiment mêlé qu’Émile se présente donc à
l’épreuve de Saint-Sébastien, course à obstacles et sur terrain varié. Et c’est
encore parti : vent dans le dos, les athlètes ont pris un départ rapide au
coup de pistolet. Ceux qui s’aventurent en tête perdent rapidement pied dans
les labours et sur la butte précédant la piste hippique. C’est là qu’Émile
choisit d’attaquer à son tour, accélérant cependant que six coureurs seulement
parviennent à le suivre jusqu’à l’épingle à cheveux. Se retrouvant à présent
face au vent, Émile raccourcit sa foulée pour lutter contre les tourbillons
puis, plus grimaçant que nature, transfiguré par l’effort comme aux plus beaux
jours, il attaque le sous-bois et entre dans l’hippodrome pour gagner avec
vingt mètres d’avance, salué par des milliers de mouchoirs agités. On acclame
le vétéran, on l’honore, on le respecte, on lui offre un sombrero et un
fox-terrier basque que Dana nomme Pedro, qu’ils garderont longtemps.
C’est sa dernière victoire, autant s’en tenir là. Autant
raccrocher pour de bon, à présent, comme convenu. D’ailleurs son statut n’est
plus le même : depuis deux ans, Émile ne se rend plus au cross de L’Humanité qu’au titre d’entraîneur. S’il continue de courir
quotidiennement, ce n’est plus que pour lui-même, pour s’entretenir,
c’est-à-dire moins. Et comme il s’entraîne moins, il a plus de temps pour s’intéresser
à ce qui se passe dans son pays.
Ce qui ne manque pas d’intérêt. Pendant ces dix années qui
ont suivi Melbourne, les premiers secrétaires du Parti et présidents de la
République se sont succédé après la mort de Gottwald sans que se passe grand-chose
de mieux, même si on a changé d’étiquette : de démocratie populaire, la
Tchécoslovaquie est devenue république socialiste, on ne voit pas bien la
nuance mais bon. Rien de bien neuf, toujours aussi peur, toujours aussi froid,
tout ça traîne toujours dans la grisaille et la désespérance, les files
d’attente et les lettres anonymes.
Or voici que surgit un nouveau premier secrétaire nommé
Alexander Dubcek et qui paraît vouloir changer un peu d’ambiance. En substance,
Dubcek voudrait une nouvelle étiquette, de démocratie socialiste cette fois, ce
dont on ne se soucie guère à première vue, mais il déclare aussi que le pays
doit pratiquer une ouverture européenne. Ce qui, à deux mille kilomètres au
nord-est de Prague, fait froncer un premier sourcil de la sœur aînée du
socialisme.
Mais Dubcek ne s’en tient pas là. Le voilà qui se met à
prendre des mesures qu’on n’aurait pas osé imaginer. Suppression de la censure.
Tolérance religieuse. Réhabilitation des anciens dirigeants condamnés lors des
grands procès de Prague. Libération d’auteurs emprisonnés pour délit d’opinion.
Liberté pour tout le monde de voyager à l’étranger. Rétablissement de la
légalité et du droit. Bref il semblerait que tout se dégèle. On voit de ces
choses qu’on n’aurait jamais crues. On voit, à la télévision, des citoyens de
base prendre la parole pour y interpeller ministres et dirigeants – cependant
qu’à Moscou la sœur aînée fronce les sourcils de plus en plus.
Dès lors tout commence à bouger pas mal. La peur
s’effilochant, la vie quotidienne prend une autre allure. Du coup l’on se met à
se parler, à se parler spontanément dans la rue, en famille, au travail, où
l’on se taisait toujours et n’écoutait personne. On se réunit, on discute, on
échange, on commente, on se sent beaucoup plus en forme, on dirait même qu’il
fait moins froid. On va respirer librement, sans cette vieille crainte de
chaque instant, on va pouvoir envisager une Tchécoslovaquie nouvelle,
socialiste et libérale à la fois. Communiste, bon,
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