Courir
déjà fait le coup il y a quatre ans, autre année
préolympique, s’annonçant profil bas pour finalement rafler tout l’or du monde.
Avec lui, on ne sait pas. On sait d’autant moins bien que, comme un signe
d’adieu, Émile publie ses mémoires intitulés Mon entraînement et mes courses et dont le dernier chapitre, « Émile dans l’intimité », a été écrit
par Dana.
Dana avec qui Émile part séjourner deux mois en Inde, où ils
dirigeront l’entraînement des athlètes locaux et donneront quelques conférences
– les choses semblent avoir décidément changé à Prague, on sort du pays de plus
en plus facilement. Arrivés à Bombay, ils gagnent New Delhi où, tous les jours,
Émile parcourt soixante-dix kilomètres car un marathon, ça se prépare. Du moins
c’est ainsi que lui le prépare. D’ailleurs, à son retour, il annonce dans le Svobodne Slovo qu’à Melbourne il ne s’alignera qu’à cette épreuve. Fini le
dix mille mètres olympique, où il estime n’avoir plus aucune chance de figurer
utilement.
Mais va savoir, il peut encore changer d’avis. Selon un
rituel proche de celui des adieux au music-hall, les stars de la course à pied
ont le chic pour alterner les déclarations définitives, tragiques, et la
reprise impromptue de l’entraînement voire l’établissement de nouvelles
performances. Émile, en tout cas, continue de s’entraîner en forêt malgré le
froid rigoureux qui est tombé sur la Tchécoslovaquie.
Puis la saison reprend avec un premier cross à Prague :
il s’agit de choisir huit coureurs pour aller se présenter à Paris. L’épreuve
est rude, longue d’un peu plus de huit kilomètres et par -14°. Émile s’y
contente d’abord de suivre le train, qu’impose un certain Kodak, et se détache
sur la fin pour gagner avec seize mètres d’avance. C’est bien, tout n’est pas
perdu. Il est évidemment sélectionné. Il attend sereinement le XIX e cross de L’Humanité.
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Il y arrive donc avec son gentil sourire, son bonnet à
pompon sur son crâne à présent tout à fait déplumé, le regard étonné et ravi
qu’il pose toujours sur les choses, sur les gens, et dont il ne se départ pas
jusqu’au coup de pistolet du starter. Mais Kuts aussi est arrivé, qui attend
Émile comme on attend l’homme à abattre car, en dépit de son âge et même si
l’on ne cesse de l’enterrer trop vite, il reste encore pour tous l’épouvantail
majeur. Et Kuts avec ses cheveux blonds, ses mèches rebelles, ses pommettes
saillantes, ses épaules puissantes, et toujours cet air de débarquer du
cuirassé Potemkine, le voilà qui se détache dès ce coup de feu pour ne laisser
personne le rejoindre jusqu’à la ligne d’arrivée qu’Émile, débordé, ne franchit
que troisième. Bon, dit le doux Émile sans en faire un drame, il faut se rendre
à l’évidence, j’ai vieilli pendant que ces petits jeunes progressaient,
d’accord. Mon heure est passée, c’est ma dernière saison. Reste à m’entraîner
davantage pour la terminer honorablement. Or une fin honorable n’a qu’un
nom : dans huit mois, les Jeux de Melbourne.
Et il retourne s’entraîner. D’abord en Hongrie, au camp de
Tata, puis à Stara Boleslav, piste sur laquelle veillent de hauts arbres
centenaires, hêtres majestueux et bouleaux altiers à l’ombre desquels Émile a
battu la plupart de ses records. Il s’y entraîne tant qu’il en finit par
négliger son apparence, fagoté dans un vieux survêtement élimé à la teinte
indéfinissable, barbe de quatre jours et bonnet enfoncé jusqu’aux yeux comme un
clochard. Tant qu’il finit aussi par se faire mal, contractant une hernie au niveau
de l’aine droite dont on doit l’opérer.
Hôpital, silence. Long silence au creux duquel, comme
toujours, commencent de proliférer toute sorte de rumeurs aussitôt démenties,
suivies de démentis de ces démentis : Émile abandonne et puis non, pas du
tout puisqu’il va courir à la Journée de l’armée et encore non, il est forfait
pour la Journée de l’armée, Émile est très malade puis se porte comme un
charme, il est interdit de Jeux pour propos séditieux mais nullement, il ira
aux Jeux, puis il n’ira aux Jeux qu’en spectateur, puis n’ira plus car il
renonce. Émile raccroche. Il doit se faire opérer de nouveau. Il a repris
l’entraînement, il s’entraîne comme jamais. Il ne retrouve pas sa forme, il
n’avance plus, il laisse tomber, il est fini, il va
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