Crucifère
je m’adresse. Tu sais que je suis partie l’année dernière en toute hâte pour la Terre sainte parce que j’avais envie de te revoir…
— Oui, je l’ai lu dans ta lettre.
— En fait, ce n’était pas l’unique raison.
Guyane se mordilla la lèvre, comme si ce qu’elle avait à lui apprendre allait beaucoup lui coûter. Pourtant, sa décision était prise. Elle en parlerait à sa fille, et tant pis si elle ne la croyait pas. Quittant une nouvelle fois sa chaise, elle marcha vers la table où elle avait posé un petit paquet, enveloppé dans de la toile. Le défaisant, elle en montra le contenu à sa fille.
— Un tableau ! s’exclama Cassiopée.
— Une icône, peinte il y a plus d’un demi-siècle par un ami de ton grand-père, le propre père de Morgennes… C’est sa contemplation qui m’a donné le goût de la peinture. C’est grâce à elle, en quelque sorte, que je pratique l’enluminure. Regarde.
Cassiopée examina la peinture et vit un jeune homme au regard pétillant de malice et au corps tatoué.
— C’est lui, mon grand-père ?
— Non. L’individu que tu vois là s’appelle Azyme. C’était un copte que j’ai bien connu, un grand ami de ton père et moi. Dans sa jeunesse, il avait accueilli chez lui le père de Morgennes, qui voyageait en compagnie d’un certain moine, prénommé Pixel.
— Pixel… J’ai déjà entendu ce nom, dit Cassiopée en s’efforçant d’assimiler les informations que sa mère lui livrait. N’était-ce pas un armier ? Un homme capable de parler aux morts ?
— Oui. Mais c’était surtout un peintre de très grand talent. Il est mort assassiné il y a une quarantaine d’années, par des tueurs qui l’ont forcé à boire ses pots de peinture…
— Quelle horreur !
— Ce tableau est presque tout ce qui me reste de ton père. C’est Azyme qui me l’a offert, parce que…
Guyane parut bouleversée et sur le point de fondre en larmes. Se ressaisissant, elle dit :
— J’ai tant de choses à te dire, ma douce et bien-aimée fille, que je ne sais par où commencer. Je te demande de m’excuser. Cette icône a changé, mystérieusement. Azyme m’avait offert une peinture le représentant en compagnie de ton grand-père – le père de Morgennes. Or ton grand-père a disparu. Je sais que ça va te paraître incroyable, mais cette icône – qui était tout ce qui me reliait à Morgennes – s’est modifiée l’année dernière. À peu près au moment où ton père mourait. À cette époque, évidemment, je n’avais aucune raison de repenser à lui. Cela faisait tellement d’années que nous étions séparés. Mais quand je me suis aperçue que ton grand-père s’était effacé de cette icône, j’ai su qu’un drame était arrivé.
Cassiopée pâlit brusquement, déclarant :
— C’est incroyable ! Sur un tableau peint par un artiste musulman, prénommé…
— Hassan Basras.
— Tu le connais donc ?
— Bien sûr. Je suis allée le voir, chez les Muhalliq. Comme c’est un très fin connaisseur des arts, j’avais pensé qu’il pourrait me renseigner sur les techniques employées par Pixel pour peindre cette icône. Et ce fut, en effet, une rencontre des plus fructueuses. Il m’a dit employer les mêmes pigments que ceux dont s’étaient servis certains peintres de l’Antiquité. Pigments, m’expliqua-t-il, ayant la propriété de donner vie à ceux qu’ils représentaient… Je sais qu’il travaillait au portrait de Nâyif ibn Adid. J’espère qu’il l’a terminé.
— Maman, il est mort.
— Mort ? Mais comment ?
— Les Assassins l’ont tué.
Cassiopée lui raconta ce qu’elle avait vu dans le désert de Chamiyé, et ce que lui avait expliqué Nâyif ibn Adid – pour qui la terrifiante tempête de feu qui s’était abattue sur sa tribu ne pouvait être que l’œuvre de Sohrawardi, Maître des Djinns et redoutable nécromant au service du Vieux de la Montagne…
Les deux femmes se regardèrent un moment sans parler, puis Guyane de Saint-Pierre déclara :
— Écoute-moi, Cassiopée. Tu dois penser à toi. Et laisser les morts dormir avec les morts. Tu devrais repartir en France, récupérer le manuscrit de Chrétien de Troyes et te marier…
— Maman, l’interrompit Cassiopée, il n’est pas encore temps. Je suis d’accord avec toi. J’ai eu tort d’entraîner Simon dans ma folle quête des Enfers – en Tartarie ou Dieu sait où. Car le seul Enfer que j’y aie
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