Crucifère
trouvé, c’est celui que j’ai créé. Surtout, quoi qu’il arrive, c’est une quête que je dois accomplir seule… Même si, en t’écoutant, j’en arrive à me dire que papa vivra toujours, pourvu que je parvienne à le coucher – non pas en terre, mais dans mon œuvre.
Guyane de Saint-Pierre lui caressa la joue.
— Si un jour tu vas en Inde, viens me voir. Je réside au palais du prêtre Jean.
— Le prêtre Jean ? N’est-ce pas à lui qu’obéissent les Tartares ?
— Pour le moment, mais ils sont fiers et farouchement indépendants. Or quand celui dont je partage désormais la vie a appris quel était l’objet de ma quête, il leur a demandé une carte des Enfers. Au lieu de la lui offrir respectueusement, ils ont cherché à la lui vendre… Philippe craint que ce ne soit un premier signe de rébellion contre son autorité. On peut tenir les gens par des fictions, jusqu’à ce qu’une crise éclate…
— Des fictions ? De quoi parles-tu ?
Guyane eut un sourire énigmatique, et avoua :
— Après avoir en vain parcouru l’ India Maior, Minor et Media à la recherche du prêtre Jean, Philippe a compris que ce n’était qu’une légende. Qui l’a forgée ? Quand ? Pour quelles raisons ? Le temps nous l’apprendra peut-être, mais pour l’instant nous n’en savons rien. Ce que je peux te dire, cependant, c’est comment Philippe a repris cette légende à son compte. Avec ses draconoctes – ces soldats d’élite chargés de chasser les dragons –, il s’est forgé un royaume en Inde, où il a pris le titre de « prêtre Jean ». Personne, jusqu’à présent, n’est venu le lui contester. C’est sous ce nom qu’il règne désormais sur les trois Indes et les royaumes alentour, dont la Tartarie. Et c’est cet homme que j’ai rencontré en vous cherchant, ton père et toi…
— Je l’avais deviné, quand j’ai croisé Gargano, au pied de l’Arbre Sec.
— Grâce aux bottes que Poucet m’a léguées, j’ai parcouru des milliers de lieues avant d’arriver à cet arbre. Et c’est là, dans ses branches, que j’ai découvert une carte. L’âge et les intempéries l’avaient fort endommagée, mais j’ai décidé de la suivre et d’aller là où elle me disait d’aller.
— C’est-à-dire ?
— Dans le royaume du prêtre Jean !
— Mais je croyais qu’il n’existait pas ?
— À mon arrivée, il existait. Philippe l’avait fondé. Cassiopée trouvait formidable la façon dont les légendes prenaient vie, presque indépendamment des volontés humaines. Comme si les idées s’imposaient aux hommes, quoi qu’ils fassent pour leur échapper. Ce n’était ni une question de folie ni une affaire de raison. Certaines idées devaient naître. L’humanité leur servait de réceptacle. Voilà tout.
39.
« Il est bien fou, celui qui désire sa propre mort comme tu le fais, par inconscience ! »
(CHRÉTIEN DE TROYES,
Lancelot ou le Chevalier à la Charrette.)
Après le temps des légendes vint celui du sommeil, et Guyane laissa sa fille se reposer. Elle ferma doucement la porte de la chambre et regagna le jardin du bimaristan. Là, Gargano et un Emmanuel peigné et rasé de frais devisaient tranquillement, en sirotant une tasse de café sur la margelle d’une fontaine où gazouillaient des oiseaux.
— Quel magnifique jardin ! fit observer Guyane. On se croirait au Paradis…
— Seulement depuis que vous y êtes, dit Emmanuel en galant homme.
Elle lui fit un sourire, appréciant le compliment.
Cette scène lui en rappelait une autre, qui s’était déroulée presque vingt auparavant, au Caire. Un chevalier avait surgi au sein du Coffre où elle vivait enfermée, et l’avait enlevée. Ce chevalier, c’était Morgennes. « D’ailleurs », se dit-elle, « il n’y a pas de hasard. Ce n’est pas pour rien que Morgennes a proposé à ce jeune homme de devenir son écuyer. »
— Emmanuel, s’enquit Guyane, votre cœur est-il pris ?
— Oui, madame, répondit Emmanuel.
— Oh, fit Guyane, dépitée. Puis-je savoir le nom de celle qui a l’honneur de vous avoir pour chevalier servant ?
— Marie, sainte patronne de l’ordre des Hospitaliers, répondit Emmanuel.
« Alors tout n’est pas perdu, pensa Guyane. Si j’ai renoncé à Dieu pour Philippe, pourquoi Emmanuel ne renoncerait-il pas à la Vierge pour Cassiopée ? »
C’est alors que Simon fit son apparition. Il était d’humeur si maussade qu’autour
Weitere Kostenlose Bücher