Dans le jardin de la bête
chez Hitler et ses subalternes un comportement imprévisible ; il savait que tout était possible. Il bourra de coton une boîte en carton 9 , raconte Martha, et s’en servit pour couvrir son propre téléphone lorsqu’il abordait des questions confidentielles dans la bibliothèque.
Le temps passant, les Dodd se trouvèrent confrontés à une anxiété diffuse qui imprégnait leurs journées et, peu à peu, transforma leur façon de mener leur vie. Le changement s’opéra lentement, se propagea comme une brume pâle qui se glisse dans le moindre interstice. Ce phénomène semblait affecter tous ceux qui vivaient à Berlin. On se mettait à considérer d’un autre œil celui ou celle qu’on retrouvait pour déjeuner, et, de même, le café ou le restaurant qu’on choisissait, parce que des bruits circulaient sur les établissements qui étaient la cible privilégiée des agents de la Gestapo – le bar de l’Adlon, par exemple. On s’attardait au coin de la rue pour vérifier si les visages qu’on avait aperçus au carrefour précédent venaient de tourner ici aussi. Dans les situations les plus décontractées, on parlait avec prudence et on prêtait attention à qui vous entourait comme on ne l’avait jamais fait auparavant. Les Berlinois se mirent à pratiquer ce qu’on appelait « Le coup d’œil allemand » 10 – der deutsche Blick –, un regard rapide alentour quand on rencontre un ami ou une relation dans la rue.
La vie familiale des Dodd devint de moins en moins détendue. Ils en vinrent à se méfier de leur majordome, Fritz, qui avait l’art de se mouvoir sans bruit. Martha le soupçonnait d’écouter aux portes quand elle recevait ses amis et ses amants. Quand il apparaissait 11 au milieu d’une conversation familiale, la discussion se tarissait et devenait décousue, une réaction presque inconsciente.
Après des vacances ou des week-ends d’excursion, le retour de la famille était toujours assombri à l’idée probable que de nouveaux dispositifs avaient été installés en leur absence, ou qu’on avait rénové les anciens. « Il n’y a aucun moyen au monde 12 de décrire, avec la froideur des mots sur le papier, l’effet que cet espionnage peut produire sur un être humain, écrit Martha. Cela bridait les conversations quotidiennes – les discussions familiales et notre liberté de parole et d’action étaient tellement circonscrites que nous perdions toute apparence d’une famille américaine normale. Quand nous voulions discuter, nous devions regarder partout dans les coins et derrière les portes, examiner le téléphone et parler en chuchotant. » Cet effort permanent mit à rude épreuve la mère de Martha. « À mesure que le temps passait 13 et que l’horreur croissait, sa courtoisie et sa bienveillance à l’égard des responsables nazis qu’elle était obligée de rencontrer, recevoir et auprès desquels elle devait s’asseoir, sont devenues pour elle un fardeau intense, presque insupportable. »
Martha eut finalement recours à un code rudimentaire 14 pour communiquer avec ses amis, une pratique de plus en plus courante en Allemagne. Son amie Mildred utilisait un code dans ses échanges 15 avec les États-Unis, dans lequel elle composait des phrases qui signifiaient l’inverse de ce que les mots indiquaient. Les gens à l’extérieur avaient du mal à comprendre que de telles pratiques soient devenues courantes et nécessaires. Un professeur américain, ami des Dodd, Peter Olden, écrivit à l’ambassadeur le 30 janvier 1934 pour lui annoncer qu’il avait reçu un message de son beau-frère en Allemagne dans lequel ce dernier décrivait un code qu’il projetait d’utiliser dans sa correspondance future. Le mot « pluie », dans ce contexte, signifierait qu’il avait été envoyé en camp de concentration. Le mot « neige » indiquerait qu’il était torturé. « Cela paraît totalement invraisemblable 16 , confia Olden à Dodd. Si vous pensez que tout cela n’est qu’une mauvaise blague, vous pourriez peut-être me le faire savoir dans une lettre. »
Dodd répondit prudemment, en maniant subtilement l’omission, bien que son message fût limpide. Il en était venu à croire que même la correspondance diplomatique était interceptée par des agents allemands. Le nombre d’employés allemands qui travaillaient au consulat et à l’ambassade était un sujet d’inquiétude croissante.
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