Dans le jardin de la bête

retourner ». Phipps retrace aussi la scène dans une note adressée ultérieurement à Londres et qui devint célèbre au Foreign Office sous le nom de « La dépêche du bison ».
    Ensuite, Dodd, sa femme Mattie et les autres invités montèrent dans une trentaine de petites charrettes prévues pour deux passagers, conduites par des paysans, et entreprirent un long trajet sinueux à travers les forêts et les prairies. Göring était en tête dans une charrette tirée par deux grands chevaux, Mme Cerruti était assise à sa droite. Une heure plus tard, la procession s’arrêta près d’un marais. Göring mit pied à terre et prononça un autre discours, cette fois à la gloire des oiseaux.
    De nouveau, les invités grimpèrent dans leurs charrettes et, après un autre parcours interminable, ils parvinrent à une clairière où leurs automobiles les attendaient. Göring hissa sa lourde carcasse dans sa voiture et partit à toute allure. Les invités suivirent plus lentement et, au bout de vingt minutes, parvinrent à un lac auprès duquel se dressait un pavillon de chasse immense, nouvellement construit, qui semblait vouloir évoquer la maison d’un lord médiéval. Göring les attendait, vêtu d’un costume totalement différent, « une nouvelle tenue d’été blanche superbe », nota Dodd – tennis blanches, pantalon de coutil blanc, chemise blanche, et une veste de chasse de cuir vert, avec le même couteau de chasse passé à la ceinture. Dans une main, il tenait un long instrument qui semblait être un croisement entre un bâton de berger et un harpon.
    Il était à présent dix-huit heures et le soleil baignait le paysage d’une agréable teinte ambre. Le bâton à la main, Göring conduisit ses invités dans la maison. Une collection d’épées était accrochée juste à côté de la porte d’entrée. Il montra fièrement ses salons « doré » et « argenté », la salle de jeu, la bibliothèque, la salle de gymnastique et la salle de cinéma. Un couloir était hérissé de dizaines de ramures. Dans le grand salon, ils trouvèrent un arbre planté en terre, un bronze d’Hitler et un espace encore inoccupé dans lequel Göring avait l’intention d’installer une statue de Wotan, le dieu germanique de la guerre. Göring « étalait sa vanité à tout instant », remarque Dodd dans ses mémoires. Il nota que plusieurs invités échangeaient des discrets regards amusés.
    Puis Göring refit sortir les invités, où ils reçurent l’ordre de s’asseoir aux tables disposées en plein air pour un repas orchestré par l’actrice Emmy Sonnemann, que Göring désigna comme sa « secrétaire particulière », bien qu’il fût de notoriété publique qu’ils avaient une liaison. (Mme Dodd appréciait Sonnemann et dans les mois qui suivirent, rapporte Martha, elle lui devint « assez attachée »  2 .) L’ambassadeur Dodd s’installa à la même table que le vice-chancelier von Papen, Phipps et François-Poncet, entre autres. Il fut déçu par le résultat. « La conversation fut sans intérêt », écrivit-il, même s’il se trouva brièvement impliqué quand les échanges portèrent sur un nouveau livre concernant la marine allemande durant la guerre de 14-18, au cours desquels des propos extrêmement belliqueux incitèrent Dodd à déclarer : « Si les peuples connaissaient la vérité historique, il n’y aurait plus jamais de grande guerre. »
    Phipps et François-Poncet rirent, mal à l’aise.
    Quelques instants plus tard, la discussion reprit : « Nous sommes passés, écrit Dodd, à d’autres sujets moins risqués. »
    Dodd et Phipps avaient cru – espéré, plutôt – que, le repas terminé, ils pourraient s’excuser et entreprendre le trajet de retour pour Berlin, où tous deux avaient des fonctions officielles à assumer, mais Göring les informa alors que le clou du spectacle – « cette curieuse comédie », selon Phipps – était encore à venir.
    Le maître de céans conduisit ses invités sur une autre partie de la rive du lac, à environ cinq cents mètres, où il s’arrêta devant un tombeau dressé sur le rivage. Là, Dodd découvrit, selon ses termes, « l’édifice le plus élaboré en son genre que j’aie jamais vu ». Le mausolée était placé au milieu de deux grands chênes et de six gros blocs de grès sarsen rappelant les mégalithes de Stonehenge. Göring s’avança vers l’un des chênes et se planta devant,