Dans le jardin de la bête
expliqua Tschirschky par la suite. Il était nécessaire de trouver la bonne occasion pour qu’il le prononce, et nous avions dû tout préparer avec le plus de soin possible. »
À présent, dans le train, tandis que von Papen découvrait le texte, Tschirschky vit une expression de peur se dessiner sur son visage. Le fait qu’un homme comme von Papen, un personnage dénué d’héroïsme, a cru qu’il pourrait prononcer ce discours et s’en tirer sain et sauf donne la mesure du changement d’état d’esprit en Allemagne – le sentiment général qu’un changement spectaculaire était imminent. Encore qu’il n’eût guère le choix. « Nous l’avons plus ou moins forcé à faire ce discours », précise Tschirschky. Des exemplaires avaient déjà été distribués aux correspondants étrangers. Même si von Papen se dérobait à la dernière minute, le texte continuerait de circuler. Manifestement, des fuites avaient déjà eu lieu car, quand von Papen arriva sur place, la salle bruissait d’impatience. Son anxiété augmenta certainement quand il découvrit que plusieurs sièges étaient occupés par des hommes en chemise brune avec un brassard orné d’une croix gammée.
Von Papen s’approcha de la tribune.
« On m’a fait savoir 4 , commença-t-il, que ma responsabilité dans les événements en Prusse et dans la formation du présent gouvernement… » – une allusion au rôle qu’il avait joué dans l’accession d’Hitler au poste de chancelier – « … a eu de telles répercussions sur les événements en Allemagne que je suis obligé de considérer ceux-ci d’un œil plus critique que la plupart des gens. »
Les remarques qui suivaient auraient valu le gibet à tout homme d’une moindre stature. « Le gouvernement, déclara von Papen, se rend bien compte de l’égoïsme, du manque de principes, de l’insincérité, du comportement discourtois, de l’arrogance qui ne cessent de se répandre au nom de la révolution allemande. » Si le gouvernement espérait établir « une relation approfondie et amicale avec le peuple, avertit-il, il ne doit pas sous-estimer son intelligence, la confiance doit être réciproque et il ne doit pas y avoir de tentatives permanentes d’intimidation ».
Le peuple allemand, dit-il, suivra Hitler avec une loyauté à toute épreuve « À condition d’être autorisé à participer à la prise de décisions, que chaque parole critique ne soit pas immédiatement interprétée comme malintentionnée et que les patriotes désespérés ne soient pas catalogués comme traîtres ».
Le moment était venu, proclamait-il, « de réduire au silence les fanatiques doctrinaires ».
Le public réagit comme s’il attendait depuis très longtemps à entendre de tels propos. Tandis que von Papen concluait son discours, la foule se leva d’un bond. « Le tonnerre des applaudissements » 5 , remarqua von Papen, noya les « protestations furieuses » des nazis en uniforme présents dans la salle. L’historien John Wheeler-Bennett, qui habitait Berlin à l’époque, remarque : « La joie avec laquelle ces propos 6 furent reçus en Allemagne est indescriptible. C’était comme si un poids avait brusquement été soulevé de l’âme allemande. L’impression de soulagement était presque palpable. Von Papen avait mis en mots ce que des dizaines de milliers de ses compatriotes avaient dissimulé dans leur cœur, de peur des conséquences épouvantables s’ils s’exprimaient. »
Le jour même, Hitler devait prendre la parole ailleurs en Allemagne, au sujet d’un voyage qu’il venait d’effectuer en Italie pour rencontrer Mussolini. Hitler profita de l’occasion pour lancer une attaque contre von Papen et ses alliés conservateurs, sans citer von Papen directement. « Tous ces petits nains 7 qui croient avoir quelque chose à revendiquer contre nos idées seront balayés par la force collective de celles-ci », vociféra Hitler. Il s’insurgea contre « ce petit ver ridicule », ce « Pygmée qui s’imagine qu’il peut arrêter, par quelques phrases, la gigantesque renaissance vitale d’un peuple ».
Il adressa un avertissement au camp de von Papen : « S’ils s’avisaient de tenter, à un moment quelconque 8 , même d’une façon minime, de passer de la critique à un nouvel acte de parjure, ils peuvent être sûrs que ce n’est pas la bourgeoisie lâche et corrompue de 1918 qui les
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