Dans le jardin de la bête
Puis, le matin du dimanche 10 juin, les soldats et les camions disparurent.
Dans la maison de l’ambassadeur, un courant d’air frais se glissait depuis le terrain boisé du Tiergarten. Des cavaliers se promenaient dans le parc, comme toujours, et on pouvait entendre le bruit sourd des sabots dans le silence du matin dominical.
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L ES JOUJOUX
D’ H ERMANN
A u milieu des nombreuses rumeurs d’un soulèvement imminent, Dodd et ses pairs du corps diplomatique avaient du mal à imaginer qu’Hitler, Göring et Goebbels pourraient résister beaucoup plus longtemps. Dodd les considérait toujours comme des adolescents incompétents et dangereux – « des gamins de seize ans », disait-il à présent –, confrontés à une accumulation de problèmes impressionnants. La sécheresse ne cessait de s’aggraver. L’économie ne donnait guère de signe d’amélioration, à part la baisse illusoire du chômage. Le fossé entre Röhm et Hitler semblait s’être approfondi. Et des scènes continuaient de survenir, étranges, absurdes, qui laissaient penser que l’Allemagne n’était que le décor d’une comédie grotesque, et non pas un pays sérieux à une époque sérieuse.
Le dimanche 10 juin 1934 1 , eut lieu un de ces épisodes. Dodd, l’ambassadeur de France François-Poncet et sir Eric Phipps, celui de Grande-Bretagne, participèrent avec une trentaine d’invités à une sorte de journée portes ouvertes dans le vaste domaine de Göring, à une heure de route au nord de Berlin. Il l’avait baptisé Carinhall en souvenir de sa défunte femme suédoise, Carin, qu’il vénérait ; plus tard ce même mois, il avait l’intention d’exhumer sa dépouille en Suède, de la faire transporter en Allemagne et de l’ensevelir dans un mausolée sur sa propriété. Ce jour-là, toutefois, Göring voulait seulement montrer ses bois et son nouvel enclos à bisons, où il espérait voir les animaux se reproduire avant de les lâcher en liberté sur ses terres.
La famille Dodd arriva tard dans la nouvelle Buick, qui avait subi en route une défaillance mécanique mineure, mais ils réussirent néanmoins à arriver avant Göring. Les indications leur disaient de rouler jusqu’à un point précis dans le domaine. Pour éviter à ses invités de se perdre, Göring avait posté à chaque croisement des soldats qui leur montraient la direction. Dodd et sa femme trouvèrent les autres invités attroupés autour d’un animateur qui dissertait sur certains aspects du domaine. Les Dodd apprirent qu’ils étaient à la limite de l’enclos aux bisons.
Göring arriva enfin, roulant vite, seul, dans une voiture de course, selon la description de Phipps. Il mit pied à terre, vêtu d’un uniforme qui était à moitié un costume d’aviateur, à moitié celui d’un chasseur médiéval. Il portait des bottes en caoutchouc et avait glissé dans sa ceinture un poignard.
Il prit la place du premier orateur. Il se servait d’un micro et parlait très fort, produisant un effet discordant dans ce décor sylvestre. Il expliqua qu’il entendait ouvrir une réserve forestière qui recréerait les conditions de l’Allemagne des origines, y compris la faune ancienne comme le bison qui se tenait aujourd’hui indolent, non loin d’eux. Trois photographes et un opérateur de « cinématographe » fixèrent l’événement sur pellicule.
Elisabetta Cerruti, la jolie femme de l’ambassadeur d’Italie, une Juive hongroise, raconte la suite.
« Mesdames et messieurs, déclara Göring, dans quelques minutes vous allez assister à un spectacle de la nature à l’œuvre. » Il fit un geste en direction de la cage en fer. « Dans cette cage se trouve un bison mâle puissant, un animal pratiquement inconnu sur notre continent… Il va rencontrer ici, sous vos propres yeux, la femelle de son espèce. Veuillez garder le silence et ne craignez rien. »
Les assistants de Göring ouvrirent la cage.
« Ivan le Terrible, tonna Göring, je t’ordonne de quitter ta cage ! »
Le taureau ne bougea pas.
Göring renouvela son ordre. Le taureau resta de marbre.
Les gardiens tentèrent de le faire remuer. Les photographes se préparèrent pour la charge libidineuse qui ne pouvait manquer de s’ensuivre.
L’ambassadeur de Grande-Bretagne écrivit dans son journal que le mâle sortit de sa cage « avec la plus extrême réticence et, après avoir considéré les femelles d’un œil morne, tenta d’y
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