Dans le jardin de la bête
affrontera aujourd’hui, mais le poing du peuple tout entier. C’est le poing de la nation qui est serré et s’écrasera sur quiconque osera entreprendre la moindre tentative de sabotage. »
Goebbels intervint immédiatement pour censurer le discours de von Papen. Il en interdit la diffusion à la radio et ordonna la destruction des disques pour gramophone sur lesquels il avait été gravé. Il interdit aux journaux de publier le texte ou d’en rapporter le contenu, même si un journal au moins, le Frankfurter Zeitung , réussit à en reproduire de larges extraits. Goebbels était tellement résolu à empêcher la propagation du discours que des exemplaires du journal « furent arrachés des mains des clients 9 dans les restaurants et les cafés ».
Les amis politiques de von Papen utilisèrent les presses du journal Germania , que dirigeait le vice-chancelier, pour imprimer des copies du discours qui furent distribuées discrètement auprès des diplomates, correspondants étrangers et autres. Le discours fit sensation à l’étranger. Le New York Times demanda que l’ambassade américaine à Berlin lui envoie le texte intégral par télégraphe. Les journaux de Londres et de Paris s’en firent largement l’écho.
L’événement augmenta l’impression d’inquiétude sourde qui imprégnait Berlin. « Quelque chose planait dans l’air étouffant 10 , écrit Hans Gisevius, le mémorialiste de la Gestapo, et un flot de rumeurs vraisemblables aussi bien que totalement extravagantes se déversait sur la population intimidée. Des contes à dormir debout trouvaient volontiers crédit. Chacun chuchotait et propageait de nouvelles rumeurs. » Des hommes des deux côtés de l’abîme politique « commençaient à se demander avec une réelle inquiétude si des assassins avaient été recrutés pour les liquider et qui étaient ces tueurs ».
Quelqu’un jeta une grenade 11 du haut du toit d’un immeuble sur Unter den Linden. Elle explosa, mais ne blessa que l’amour-propre des dirigeants du gouvernement et des SA qui se trouvaient dans les parages. Karl Ernst, le jeune et fringant chef de la division berlinoise des SA, était passé par là cinq minutes avant l’explosion et jura qu’il en était la cible et que Himmler était responsable.
Dans ce maelström de tension et de peur, l’idée que Himmler veuille tuer Ernst était tout à fait plausible. Même après que l’enquête policière eut identifié le prétendu assassin, un ouvrier à temps partiel mécontent, l’atmosphère de crainte et de doute subsista, comme la fumée qui s’échappe du canon d’un fusil. « Partout les gens chuchotaient 12 , échangeaient des clins d’œil et des hochements de tête, écrit Gisevius. Des traces de soupçon subsistaient. »
Le pays semblait retenir son souffle, arrivé à la scène cruciale d’un film à suspense. « La tension était à son comble, raconte Gisevius. Le tourment de l’incertitude était plus dur à supporter que la canicule et l’humidité. Personne ne savait ce qui se préparait et chacun sentait que quelque chose d’effrayant menaçait. » Victor Klemperer, le philologue juif, le percevait aussi : « Partout l’incertitude, l’effervescence 13 , les secrets, écrit-il dans son journal à la mi-juin. Nous vivons au jour le jour. »
Pour Dodd, le discours de von Papen à Marbourg semblait un révélateur de ce qu’il avait longtemps pensé : le régime d’Hitler était trop brutal et irrationnel pour perdurer. Le vice-chancelier d’Hitler s’était élevé contre le régime et avait survécu. Était-ce l’étincelle qui mettrait le feu au régime du chancelier ? Si c’était le cas, il était étrange que le coup ait été donné par quelqu’un d’aussi peu courageux que von Papen.
« L’atmosphère est survoltée en ce moment 14 en Allemagne, nota Dodd dans son journal le mercredi 20 juin. Tous les vieux intellectuels allemands sont ragaillardis. » Brusquement, des fragments d’autres informations commençaient à faire sens, dont la fureur accrue dans les discours d’Hitler et ses adjoints. « On dit que toute la garde rapprochée des dirigeants donne des signes de rébellion, écrit Dodd. Cependant, ceux qui circulent dans le pays signalent que les entraînements aériens, les exercices et les manœuvres militaires sont un spectacle de plus en plus courant. »
Le même mercredi, von Papen rendit
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