Dans le jardin de la bête
s’engager dans la Tiergartenstrasse, le flux des voitures s’immobilisa presque. Ils virent des camions militaires et des mitrailleuses, et s’apercevant brusquement qu’ils n’étaient entourés que d’uniformes, surtout le noir des SS et le vert des policiers de Göring. En revanche, les tenues brunes des SA étaient remarquablement absentes. C’était d’autant plus curieux que le quartier général des SA et la maison du capitaine Röhm se trouvaient juste à côté.
Ils arrivèrent à un poste de contrôle. La plaque d’immatriculation sur la voiture de Boris indiquait son statut diplomatique. Les policiers lui firent signe de passer.
Boris avança lentement dans un décor devenu brusquement sinistre. En face de la maison des Dodd, à la lisière du parc, étaient postés une rangée de soldats, des armes et des camions militaires. Plus loin dans la Tiergartenstrasse, à l’endroit où la rue croisait la Standartenstrasse – la rue de Röhm –, ils aperçurent d’autres soldats et une corde barrant le passage.
On se sentait suffoquer. Des camions ternes bloquaient la perspective du parc. Et il y avait la chaleur. C’était le soir, bien après dix-huit heures, mais le soleil était encore haut et brûlant. Après l’avoir trouvée si attirante, Martha jugea brusquement que le soleil était « cuisant ». Les jeunes gens se séparèrent. Elle courut jusqu’à la porte et entra promptement. La pénombre soudaine et la fraîcheur minérale du vestibule la saisirent si brutalement qu’elle se sentit la tête tourner : « Mes yeux furent aveuglés un moment par le manque de lumière. »
Elle gravit l’escalier jusqu’à l’étage et y trouva son frère. « Nous étions inquiets pour toi », lui dit-il. Il lui annonça que le général Schleicher avait été exécuté. Son père était parti à l’ambassade pour préparer un message à l’intention du Département d’État. « On ne sait pas ce qui se passe, ajouta Bill. La loi martiale a été décrétée à Berlin. »
Sur le coup, le nom de Schleicher ne lui dit rien. Puis elle se souvint : Schleicher, le général, un homme au maintien militaire et intègre, un ancien chancelier et ministre de la Défense.
« Je me suis assise, l’esprit encore égaré, terriblement bouleversée », écrit Martha. Elle ne comprenait pas pourquoi on avait tué le général Schleicher. Elle se souvenait d’un homme « raffiné, séduisant, intelligent ».
La femme de Schleicher avait subi le même sort, lui annonça Bill. Tous deux abattus dans le dos, dans leur jardin ; les deux avaient reçu plusieurs balles. Le récit officiel changerait dans les jours suivants, mais le fait irrévocable était que les époux Schleicher étaient morts.
Mme Dodd descendit à son tour. Tous trois se rendirent dans un des salons de réception. Ils s’installèrent dans des sièges proches les uns des autres et parlèrent sans élever la voix. Ils remarquèrent que Fritz se présentait avec une fréquence inhabituelle. Ils fermèrent toutes les portes. Fritz continua à venir pour signaler de nouveaux appels téléphoniques provenant d’amis et de correspondants. Il paraissait avoir peur ; il était « blême et effrayé », écrit Martha.
L’histoire que Bill raconta faisait froid dans le dos. Bien que chaque nouvelle fût brouillée par de nombreuses rumeurs, certains faits étaient clairs. La mort des Schleicher faisait partie des dizaines, voire des centaines de meurtres officiels commis ce jour-là, et la tuerie continuait. Röhm était censé être en état d’arrestation, son sort encore incertain.
Chaque appel apportait des nouvelles alarmantes, dont beaucoup paraissaient trop délirantes pour être crédibles. Des escadrons de la mort étaient censés parcourir le pays à la recherche de cibles précises. Karl Ernst, chef de file des SA de Berlin, avait été traîné hors du bateau qui l’emmenait vers sa lune de miel. Un personnage éminent de l’Église catholique avait été abattu dans son bureau. Un deuxième général avait été exécuté, de même qu’un critique musical dans un journal. Les assassinats semblaient être commis au hasard, arbitraires.
Ironie du sort, les Dodd reçurent un carton-réponse laconique du bureau de Röhm déclarant que, « À son grand regret » 2 , il ne pourrait assister au dîner donné à la résidence le vendredi 6 juillet « car il partait en vacances
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