Dans le jardin de la bête
32 °C.
Au bord du lac, Boris et Martha étendirent la couverture. Ils nagèrent et s’allongèrent au soleil, dans les bras l’un de l’autre jusqu’à ce que la chaleur les sépare. Ils burent de la bière et de la vodka et mangèrent des sandwichs. « C’était une journée magnifique, d’un bleu serein 2 , le lac miroitait et scintillait devant nos yeux, le soleil répandait son feu sur nous, écrit-elle. C’était un jour de silence et de douceur… nous n’avions pas la moindre énergie ni le désir de parler politique ou de discuter de la tension qui s’accumulait dans l’atmosphère. »
Ailleurs, ce matin-là, trois automobiles beaucoup plus grandes filaient à travers la campagne entre Munich et Bad Wiessee – celle d’Hitler et deux autres remplies d’hommes en armes. Ils arrivèrent à l’hôtel Hanselbauer, où le capitaine Röhm était endormi dans sa chambre. Hitler conduisit un peloton dans l’hôtel. Selon un compte rendu, il portait un fouet, selon un autre, un pistolet. Les hommes se ruèrent dans l’escalier avec un bruit de bottes retentissant.
Hitler frappa à la porte de Röhm puis fonça à l’intérieur, suivi par deux inspecteurs.
« Röhm, glapit Hitler 3 , vous êtes en état d’arrestation. »
Röhm était groggy, en proie à une évidente gueule de bois. Il regarda Hitler : « Heil mein Führer ! fit-il.
– Vous êtes en état d’arrestation », lui intima de nouveau Hitler, puis il retourna dans le couloir.
Il entra ensuite dans la chambre de l’adjudant de Röhm, Heines, le trouva au lit avec son jeune amant SA. Le chauffeur d’Hitler, Kempka, était présent dans le couloir. Il entendit Hitler brailler : « Heines, si vous n’êtes pas habillé dans cinq minutes, je vous fais abattre sur place ! »
Heines émergea, précédé, d’après Kempka, d’« un garçon de dix-huit ans aux cheveux blonds, qui marchait en minaudant devant lui ».
Les couloirs de l’hôtel résonnaient des cris des SS qui rassemblaient les Sturmtruppen ensommeillés, stupéfaits et abrutis par l’alcool dans la blanchisserie au sous-sol de l’hôtel. Il y eut des moments qui, dans un autre contexte, auraient pu paraître comiques, par exemple quand un des hommes d’Hitler émergea d’une chambre à coucher et signala, d’un ton raide : « Mein Führer !… le chef de la police de Breslau refuse de s’habiller ! »
Ou ceci : le médecin de Röhm, Ketterer, un Gruppenführer SA, sortit de sa chambre accompagné d’une femme. Au grand étonnement d’Hitler et de ses inspecteurs, la femme était celle de Ketterer. Viktor Lutze, l’officier SA de confiance qui avait participé aux plans d’Hitler, persuada celui-ci que le médecin était un allié fidèle. Hitler s’approcha de l’homme et le salua poliment. Il serra la main de Mme Ketterer, puis recommanda tranquillement au couple de quitter l’hôtel. Ils s’exécutèrent sans discussion.
À Berlin ce matin-là, Frederick Birchall du New York Times fut réveillé par la sonnerie tenace du téléphone à son chevet. Il était rentré tard dans la nuit et il fut tenté de ne pas décrocher. Il imagina, optimiste, que c’était sans importance, probablement juste une invitation à déjeuner. Le téléphone s’obstinait. À la fin, obéissant à l’adage : « Il n’est jamais prudent de négliger un coup de téléphone 4 , surtout en Allemagne », il décrocha et entendit une voix de son bureau. « Tu ferais bien de te réveiller et de foncer. Il se passe des choses ici. » Ce que son interlocuteur ajouta retint toute son attention : « Apparemment, un tas de gens se font descendre. »
Louis Lochner, le correspondant de l’Associated Press, apprit d’une secrétaire arrivée en retard au bureau que la Prinz-Albrecht-Strasse, où la Gestapo avait son quartier général, était fermée à la circulation et complètement envahie de camions et de SS en armes, dans leur uniforme noir reconnaissable. Lochner passa quelques appels. Plus il en apprenait, plus cela semblait inquiétant. Par précaution – craignant que le gouvernement ne coupe toutes les communications téléphoniques vers l’international –, il appela le bureau de l’AP à Londres et demanda au personnel de le contacter tous les quarts d’heure jusqu’à nouvel ordre, partant du principe que les appels en provenance de l’étranger seraient peut-être encore
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