Dans le jardin de la bête
le pire pour leurs amis dans toute la ville.
Fritz, le majordome, fit savoir à Martha qu’un visiteur l’attendait au rez-de-chaussée : « Der junge Herr von Papen 3 . » Le jeune Franz von Papen, le fils du vice-chancelier. Martha l’attendait et avait prévenu sa mère que, s’il venait, elle devrait peut-être s’éclipser. Elle effleura le bras de sa mère et s’éloigna.
Franz était grand, blond et svelte, avec un visage aigu taillé à la serpe et, précise Martha, « une certaine finesse 4 … comme un renard cendré ». Il était gracieux aussi. Danser avec lui, écrit-elle, « c’était comme vivre au sein de la musique même ».
Franz lui prit le bras et l’entraîna vivement hors de la maison. Ils traversèrent la rue pour aller au Tiergarten, où ils se promenèrent un moment, tâchant de repérer s’ils étaient suivis. Ne remarquant rien, ils se rendirent à une terrasse de café, s’assirent à une table et commandèrent à boire.
La terreur des derniers jours avait laissé son empreinte sur le visage de Franz et dans son comportement. L’inquiétude bridait ses manières habituellement décontractées.
Bien qu’il fût reconnaissant pour l’apparition de l’ambassadeur américain sous les fenêtres de la maison familiale, Franz comprenait que ce qui avait réellement sauvé son père, c’était sa relation avec le président Hindenburg. Et cependant, même ces liens n’avaient pas empêché les SS de faire régner la terreur dans leur foyer, comme Franz le révélait à présent. Le samedi, des SS armés avaient pris position à l’intérieur de l’appartement et dans la rue, devant la porte d’entrée. Ils avaient annoncé au vice-chancelier que deux membres de son équipe avaient été exécutés, en lui précisant que c’était ce qui l’attendait. L’ordre arriverait d’un moment à l’autre. La famille avait passé un week-end solitaire et terrifiant.
Franz et Martha parlèrent un peu plus longtemps, puis il la raccompagna de l’autre côté du parc. Elle rejoignit seule les invités de la fête.
Un jour de la même semaine, en fin d’après-midi, Elisabetta Cerruti, femme de l’ambassadeur italien, regardait par la fenêtre de sa résidence, qui était située en face de la maison de Röhm. À cet instant, une grosse voiture s’arrêta. Deux hommes en descendirent et entrèrent dans la maison ; ils en ressortirent les bras chargés des costumes de Röhm et autres vêtements. Ils firent plusieurs allers-retours.
Ce spectacle rendit plus saisissants les événements du précédent week-end. « La vue de ces habits 5 , à présent privés de leur propriétaire, était écœurante, raconte-t-elle dans ses mémoires. Ils étaient si clairement les “vêtements du pendu” que je dus détourner la tête. »
Elle fit « une bonne crise de nerfs ». Elle courut à l’étage et se jura de quitter immédiatement Berlin. Le lendemain, elle partit pour Venise.
Les Dodd apprirent que Wilhelm Regendanz, le riche banquier qui avait donné dans sa maison de Dahlem le malheureux dîner rassemblant le capitaine Röhm et l’ambassadeur François-Poncet, avait réussi à fuir Berlin le jour de la purge et à rejoindre Londres sans encombre. Mais il craignait à présent de ne jamais pouvoir rentrer. Pire, sa femme était restée à Berlin, et son fils adulte, Alex, qui avait également assisté au dîner avait été arrêté par la Gestapo. Le 3 juillet, Regendanz écrivit à Mme Dodd pour lui demander si elle pouvait se rendre à Dahlem afin de prendre des nouvelles de sa femme et de ses jeunes enfants, « en lui transmettant mes vœux les plus chaleureux » 6 . Il ajoutait : « Il semble que je sois suspect désormais, parce que j’ai reçu tant de diplomates sous mon toit et que j’étais également un ami du général von Schleicher. »
Mme Dodd et Martha allèrent à Dahlem rendre visite à Frau Regendanz. Une domestique les accueillit à la porte, les yeux rouges. Bientôt, Frau Regendanz apparut, l’air sombre et amaigrie, les yeux cernés, les gestes hésitants et nerveux. Elle reconnut la mère et la fille et eut l’air désemparée de les découvrir sur le pas sa porte. Elle les conduisit à l’intérieur. Après quelques minutes de conversation, Mme Dodd et sa fille transmirent à leur hôtesse le message de son mari. Elle mit les mains devant son visage et pleura doucement.
Frau Regendanz leur fit
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