Dans le jardin de la bête
innocents de notre pays… »
« C’était un télégramme plutôt rude 15 , dont le secrétaire d’État, d’un tempérament naturellement bienveillant, modifia une phrase pour ne pas blesser l’amour-propre de Dodd », reconnut Moffat, qui précisait que, dans son service, les « irrévérencieux » avaient commencé à surnommer Dodd « l’ambassadeur Dud * » 16 .
Au cours d’un autre rendez-vous, la même semaine, sur la question des emprunts, Hull exprima de nouveau son mécontentement au sujet de Dodd. Moffat écrivit : « Le secrétaire n’a cessé de répéter 17 que Dodd avait beau être un homme de qualité à nombre d’égards, il a décidément un tempérament curieux. »
Ce jour-là, Moffat se rendit à une garden-party chez un ami fortuné – celui qui possédait une piscine –, lequel avait invité « Le Département d’État tout entier » 18 . Il y eut des matchs de tennis d’exhibition et des courses de natation. Toutefois, Moffat devait partir de bonne heure pour une croisière sur le Potomac sur un yacht à moteur « aménagé avec un luxe qui satisferait l’âme de n’importe quel sybarite ».
À Berlin, Dodd resta de glace. Il était vain, lui semblait-il, d’exiger le remboursement intégral de la dette, tout simplement parce que l’Allemagne n’avait pas ces sommes, et ce qui se jouait alors lui paraissait infiniment plus important. Dans une lettre à Hull, quelques semaines plus tard, il écrivit : « Nos concitoyens devront perdre leurs emprunts 19 . »
Le vendredi 6 juillet de bonne heure, Martha alla dans la chambre à coucher de son père pour lui faire ses adieux. Elle savait qu’il désapprouvait son voyage en Russie mais, tandis qu’ils s’embrassaient, il semblait à l’aise. Il l’exhorta à se montrer prudente, tout en espérant qu’elle ferait « un voyage intéressant » 20 .
Sa mère et son frère la conduisirent à l’aéroport de Tempelhof ; Dodd resta en ville, craignant probablement que la presse nazie n’exploite sa présence à l’aéroport pour voir décoller sa fille vers cette Union soviétique honnie.
Martha escalada la haute volée de marches métalliques jusqu’au Junker trimoteur qui devait la transporter pour la première étape de son voyage. Un photographe capta son air enjoué en haut des marches 21 , le chapeau campé d’un air crâne. Elle avait revêtu une veste simple sur un corsage à pois et un foulard assorti. Curieusement, étant donné la chaleur, elle portait un long manteau sur un bras et une paire de gants blancs.
Elle affirma plus tard qu’elle ne pensait pas que son voyage était susceptible d’intéresser la presse, ou que cela créerait presque un clash diplomatique. Cela paraît peu vraisemblable. Après avoir fréquenté pendant un an des maîtres de l’intrigue tels que Rudolf Diels et Putzi Hanfstaengl, elle ne pouvait manquer de savoir que, dans l’Allemagne d’Hitler, les moindres actions possédaient un pouvoir symbolique démesuré.
Sur le plan personnel, son départ marquait le fait que les dernières traces de sa sympathie à l’égard des « êtres étranges et nobles » de la révolution nationale-socialiste avaient disparu, et qu’elle le sût ou non, son départ, fixé sur pellicule par les photographes de presse et dûment enregistré par les cadres de l’ambassade et les observateurs de la Gestapo, était une déclaration publique de ses illusions perdues.
« J’avais vu assez de sang et de terreur 22 pour le restant de mes jours », écrit-elle.
Son père était parvenu à un tournant similaire dans ses positions. Au cours de cette première année en Allemagne, Dodd avait été frappé à plusieurs reprises par la curieuse indifférence de la nation devant les exactions commises, l’empressement de la population et des éléments modérés du gouvernement à accepter chaque nouveau décret répressif, chaque nouvel acte de violence, sans protester. Il avait l’impression d’être entré dans la forêt obscure d’un conte de fées où toutes les règles du bien et du mal étaient chamboulées. Il écrivit à son ami Roper : « Je n’aurais jamais pu imaginer cette explosion contre les Juifs 23 , alors que tout le monde souffre, d’une façon ou de l’autre, du commerce en déclin. Pas plus qu’il n’était imaginable qu’un scénario de terreur tel que celui du 30 juin pût être autorisé dans les
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