Dans le jardin de la bête
Wilhelmstrasse suffisait pour désigner le gouvernement allemand.
Von Neurath était bel homme ; ses cheveux argentés, ses sourcils sombres et sa moustache grise bien taillée lui donnaient l’air d’un acteur qui tenait des rôles de père. Martha n’allait pas tarder à le rencontrer également et elle fut frappée par sa capacité à masquer ses émotions : « Son visage, écrit-elle 15 , était totalement inexpressif… Tout de marbre, comme on dit. » Comme Dodd, von Neurath aimait la marche à pied et commençait chaque journée par une promenade au Tiergarten.
Von Neurath était convaincu d’exercer un effet modérateur sur le gouvernement, contribuant à contrôler Hitler et son parti. Comme l’expliquait un de ses collègues : « Il essayait de former les nazis 16 et d’en faire des partenaires utiles au sein d’un régime nationaliste modéré. » Mais, pour von Neurath, il était également vraisemblable que le gouvernement d’Hitler finirait par s’effondrer de lui-même. « Il pensait toujours 17 , note un de ses assistants, que s’il restait en fonction, faisait son travail et maintenait ses contacts étrangers, un beau jour, il se réveillerait en découvrant que les nazis avaient disparu. »
Dodd le trouva « on ne peut plus aimable » 18 , un jugement qui l’encourageait à rester, se résolut-il, aussi objectif que possible devant tout ce qui se produisait en Allemagne. Il supposait qu’il devait exister d’autres responsables de la même tendance. Dans une lettre à un ami, il écrivit : « Hitler finira par se ranger 19 à l’avis de ces hommes plus avisés et cela permettra de détendre la situation. »
Le lendemain même, vers treize heures trente à Leipzig, la ville dans laquelle Dodd avait obtenu son doctorat, un jeune Américain du nom de Philip Zuckerman faisait une promenade dominicale avec sa femme allemande, son beau-père et sa belle-sœur. Étant donné qu’ils étaient juifs, c’était peut-être d’une grande imprudence en ce week-end précis, alors que quelque cent quarante mille Sturmtruppen avaient envahi la ville pour une de leurs fréquentes bacchanales, accompagnées d’un défilé, de manœuvres et, inévitablement, de beuveries. En ce dimanche après-midi, une parade énorme commença à déferler au cœur de la ville, sous les bannières rouges, blanches et noires des nazis qui flottaient, semblait-il, à chaque immeuble. À treize heures trente, une compagnie de SA quitta la formation principale et vira dans une avenue perpendiculaire, la Nikolaistrasse, où les Zuckerman se promenaient.
Le détachement de SA les dépassa ; un groupe à l’arrière de la colonne décida que le jeune couple et sa famille devaient être juifs et, sans crier gare, les entoura, les jeta à terre et firent déferler sur eux un déluge de furieux coups de pied et de poing. Les Sturmtruppen poursuivirent ensuite leur chemin.
Zuckerman et sa femme furent grièvement blessés, au point d’être hospitalisés tous les deux, d’abord à Leipzig puis de nouveau à Berlin, où le consulat américain fut alerté. « Il est probable que [Zuckerman] 20 ait subi de sérieux traumatismes internes dont il ne se remettra jamais complètement », signalait le consul général Messersmith à propos de l’agression dans une dépêche à Washington. Il fit savoir que les États-Unis pourraient être contraints de réclamer des dommages et intérêts pour Zuckerman mais souligna que rien ne pouvait être entrepris officiellement au nom de sa femme, celle-ci n’étant pas américaine. « Il faut noter 21 que, à la suite de cette même agression dont elle a été victime, elle a dû être hospitalisée et son bébé de quelques mois a dû lui être retiré. » Au terme de cette opération, précisait-il, Mme Zuckerman ne pourrait plus avoir d’enfants.
Des attaques de cette nature étaient censées ne plus se reproduire ; des décrets gouvernementaux avaient appelé à la modération. Les troupes d’assaut semblaient ne pas y prêter attention.
Dans une autre dépêche sur cette affaire, Messersmith souligna : « Un des divertissements préférés des SA 22 est d’attaquer les Juifs et il faut bien dire, en termes clairs, qu’ils n’aiment pas être privés de leur proie. »
Grâce à sa position privilégiée, il avait compris cela ainsi que d’autres phénomènes de l’Allemagne nouvelle, et il bouillait
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