Dans le jardin de la bête
devant l’incapacité des étrangers à saisir la véritable nature du régime hitlérien. Beaucoup de touristes américains rentraient chez eux perplexes devant la dissonance entre les horreurs qu’ils avaient lues dans les journaux de leur ville – les passages à tabac et les arrestations du printemps précédent, les autodafés et les camps de concentration – et les moments agréables qu’ils avaient passés en visitant l’Allemagne. Un de ces visiteurs était un commentateur de radio, H. V. Kaltenborn – né Hans von Kaltenborn, à Milwaukee – qui, peu après l’arrivée de Dodd, passa par Berlin avec sa femme, sa fille et son fils. Surnommé le « doyen des commentateurs », Kaltenborn était devenu célèbre dans toute l’Amérique grâce à ses chroniques pour le Columbia Broadcasting System, si célèbre que, des années plus tard, le journaliste fera de brèves apparitions dans M. Smith au Sénat et le thriller de science-fiction, Le Jour où la Terre s’arrêta , dans son propre rôle. Avant son départ pour l’Allemagne, Kaltenborn s’était rendu au Département d’État et avait été autorisé à lire certaines dépêches du consul général Messersmith. À l’époque, il les pensait exagérées. Après quatre ou cinq jours à Berlin, il dit à Messersmith qu’il s’en tenait à sa conclusion première et déclara que les dépêches étaient « inexactes et outrées » 23 . Il laissa entendre que Messersmith s’appuyait sur des sources incorrectes.
Messersmith fut outré. Il ne doutait pas que Kaltenborn était sincère mais attribuait le point de vue du commentateur au fait qu’il « était allemand d’origine 24 ne se résignait pas à croire que les Allemands puissent se comporter ainsi et commettre de tels actes chaque jour et à toute heure à Berlin et dans tout le pays ».
C’était un problème que Messersmith avait remarqué maintes et maintes fois. Ceux qui vivaient en Allemagne et prêtaient attention comprenaient que quelque chose de fondamental avait changé et que les ténèbres s’étaient abattues sur le paysage. Les visiteurs ne le voyaient pas. En partie, comme Messersmith l’analysait dans une dépêche, parce que le gouvernement allemand menait une campagne pour « influencer l’opinion des visiteurs américains 25 en Allemagne au sujet de ce qui se passe dans le pays ». Il en voyait les signes 26 dans le curieux comportement de Samuel Bossard, un Américain agressé le 31 août par des membres des Jeunesses hitlériennes. Bossard avait promptement déposé une déclaration sous serment au consulat américain et était en colère quand il avait raconté l’incident à plusieurs correspondants à Berlin. Puis, brusquement, il avait cessé d’en parler. Messersmith l’appela juste avant son départ pour les États-Unis pour lui demander de ses nouvelles et découvrit qu’il se refusait à discuter de l’affaire. Méfiant, Messersmith fit son enquête et apprit que le ministère de la Propagande lui avait fait visiter Berlin et Potsdam, et l’avait comblé de politesse et d’attentions diverses. L’effort paraissait avoir été payant, constata Messersmith. À son arrivée à New York, d’après les actualités, Bossard déclara : « Si des Américains en Allemagne 27 sont victimes de quelque espèce d’agression, cela ne peut être dû qu’à un malentendu… Beaucoup d’Américains ne semblent pas comprendre les changements qui se produisent dans ce pays et, par leur maladresse, ils provoquent eux-mêmes ces agressions. » Il souhaitait retourner en Allemagne l’année suivante.
Messersmith sentait une main particulièrement adroite derrière la décision du gouvernement d’annuler l’interdiction du Rotary Club en Allemagne. Non seulement les clubs pouvaient continuer ; plus remarquable, ils étaient autorisés à conserver leurs membres juifs. Messersmith faisait lui-même partie du Rotary Club de Berlin. « Le fait que les Juifs soient autorisés 28 à rester membres des Rotary a un effet de propagande sur les Rotary Clubs du monde entier », constatait-il. La réalité sous-jacente était que beaucoup de ces membres juifs avaient perdu leur emploi, ou leur capacité à exercer leur profession était singulièrement limitée. Dans ses dépêches, Messersmith reprenait sans cesse le même leitmotiv : il était impossible pour un simple visiteur de comprendre ce qui se passait
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