Dans le jardin de la bête
frère, Bill. Comme Schultz, Reynolds connaissait tout le monde et avait réussi à se lier avec des cadres nazis, dont un confident d’Hitler au nom imprononçable : Ernst Franz Sedgwick Hanfstaengl, dit « Putzi ». Diplômé de Harvard 30 et ayant une mère américaine, Hanfstaengl était censé jouer du piano pour Hitler tard dans la nuit pour lui calmer les nerfs. Non pas Mozart ni Bach. Plutôt Wagner et Verdi, Liszt et Grieg, avec un zeste de Strauss et de Chopin.
Martha voulait le rencontrer ; Reynolds avait entendu parler d’une fête donnée par un autre correspondant de presse, à laquelle Hanfstaengl était invité, et il lui proposa de l’accompagner.
7
U N CONFLIT LARVÉ
D odd se rendait à pied chaque matin de l’Esplanade à son bureau, ce qui représentait un quart d’heure de trajet dans la Tiergartenstrasse, l’avenue qui marquait la bordure du parc au sud. De ce côté s’élevaient des propriétés luxuriantes derrière des clôtures de fer forgé, dont beaucoup étaient propriété des ambassades et des consulats ; au nord s’étendait le parc en tant que tel, planté d’arbres et de statues, dont les sentiers étaient obscurcis par l’ombre matinale. « Le plus beau parc 1 que j’aie jamais vu », disait Dodd au sujet du Tiergarten, et ce trajet devint vite pour lui un moment privilégié de la journée. Son bureau se trouvait à la chancellerie de l’ambassade, dans Bendlerstrasse, une rue proche du parc, dans laquelle se trouvait aussi le « Bendlerblock », une série de bâtiments trapus, blafards, rectangulaires, qui servaient de quartier général à l’armée allemande, la Reichswehr.
Une photographie de Dodd au travail, prise vers sa première semaine à Berlin, le montre siégeant derrière un grand bureau minutieusement sculpté devant une tapisserie qui s’élance vers le ciel, pendue au mur derrière lui, avec un gros téléphone compliqué sur sa gauche à près de deux mètres de lui. Il y a quelque chose de comique dans cette image : Dodd, la silhouette frêle, le col blanc amidonné, les cheveux pommadés et la raie impeccable, fixe d’un regard sévère l’objectif, complètement écrasé par l’opulence qui l’entoure. La photo déclencha l’hilarité générale au Département d’État parmi ceux qui avaient vu d’un mauvais œil la nomination de Dodd. Le sous-secrétaire Phillips termina une lettre à Dodd par ces mots : « Une photographie de vous 2 assis à votre bureau, devant une magnifique tapisserie, a beaucoup circulé et est fort impressionnante. »
À tout instant, Dodd semblait transgresser un aspect des usages diplomatiques, du moins aux yeux de son conseiller d’ambassade, George Gordon. Dodd insistait pour se rendre à pied aux réunions avec les membres du gouvernement. Une fois, comme il rendait visite à l’ambassade d’Espagne située à proximité, il obligea Gordon à l’accompagner, tous deux portant jaquette et haut-de-forme. Dans une lettre à Thornton Wilder évoquant la scène, Martha écrivit que Gordon s’était « roulé dans le caniveau 3 , pris d’une attaque d’apoplexie ». Quand Dodd se déplaçait en voiture, il prenait la Chevrolet familiale, qui n’était pas de taille à se mesurer aux Opel et Mercedes qui avaient la cote parmi les cadres du Reich. Il portait des costumes ordinaires. Son humour était pince-sans-rire. Le lundi 24 juillet, il commit un grave péché. Le consul général Messersmith l’avait invité avec Gordon à une réunion en présence d’un membre du Congrès américain de passage, qui devait se tenir dans son propre bureau au consulat, lequel occupait les deux premiers étages d’un bâtiment situé en face de l’Hôtel Esplanade. Dodd arriva au bureau de Messersmith avant Gordon ; quelques minutes plus tard, le téléphone sonna. Ce que Dodd glana d’après les propos de Messersmith, c’était que Gordon refusait de venir. La raison : le pur dépit. Du point de vue de Gordon, Dodd s’était « dégradé », lui-même ainsi que son poste, en assistant à une réunion dans le bureau d’un homme d’un rang inférieur. Dodd nota dans son journal : « Gordon est un carriériste assidu 4 chez qui le souci de l’étiquette est développé au énième degré. »
Dodd ne put pas présenter immédiatement ses lettres de créance au président Hindenburg, comme l’exige le protocole diplomatique, car Hindenburg était
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