Dans le jardin de la bête

qu’à présent tous eussent été chassés de Berlin. Elle sortait souvent pour dîner ou pour aller voir des spectacles au Ciro et sur la terrasse de l’Eden. Le journal de l’ambassadeur Dodd ne dit rien sur la question mais, étant donné sa parcimonie, il dut trouver que Martha représentait une dépense inattendue et préoccupante pour le budget familial.
    Martha espérait se faire une place bien à elle dans le paysage culturel de Berlin, et pas seulement par le truchement de son amitié avec les Harnack ; elle voulait que cette place soit importante. Elle amena Salomon à une réception très guindée à l’ambassade américaine, en espérant manifestement faire sensation. Ce fut le cas. Dans une lettre à Wilder, elle jubilait devant la réaction des invités quand Salomon apparut : « L’étonnement  13  (il y eut un petit hoquet étouffé et des chuchotements derrière des mains de la part de cette assemblée si convenable)… Ernst von Salomon ! Le complice de l’assassinat de Rathenau… »
    Elle était avide d’attention et l’obtint. Salomon décrivit les invités rassemblés à une réception de l’ambassade américaine – probablement la même – comme « La  jeunesse dorée de la capitale  14 , des jeunes gens élégants aux manières parfaites, souriant de façon séduisante ou riant aux reparties spirituelles de Martha Dodd… »
    Elle s’enhardit. Le moment était venu, elle le savait, d’organiser ses propres soirées.
     
    Dans l’intervalle, Diels, toujours à l’étranger et vivant confortablement dans un hôtel huppé de Karlsbad, commença à sortir ses antennes pour jauger de l’humeur à Berlin et voir s’il pouvait rentrer sans risque ; et en vérité, s’il serait jamais sûr pour lui de rentrer.

18
    L ’AVERTISSEMENT
D’UN AMI
    M artha prenait rapidement de l’assurance sur le plan social, au point d’organiser ses propres après-midi de rencontres, modelées sur les thés et les groupes de discussion nocturnes de son amie Mildred Fish Harnack. Elle donna aussi une fête pour son anniversaire. Les deux événements se déroulèrent d’une façon sensiblement différente de ce qu’elle avait escompté.
    En choisissant les invités pour son salon, elle utilisa autant ses propres contacts que ceux de Mildred. Elle invita plusieurs dizaines de poètes, écrivains et employés d’édition, ostensiblement pour une rencontre avec un éditeur américain de passage. Martha espérait « entendre des conversations amusantes  1 , des échanges d’idées stimulants, au moins une conversation de plus haut niveau que de coutume dans le milieu de la diplomatie ». Mais les convives amenèrent avec eux un invité inattendu.
    Au lieu de former une compagnie vivante et vibrante autour d’elle, la foule se scinda en petits groupes ici et là. Un poète s’assit dans la bibliothèque avec plusieurs invités agglutinés autour de lui. D’autres se pressèrent autour de l’invité d’honneur, manifestant, d’après Martha, une « impatience pathétique à apprendre des nouvelles d’Amérique ». Ses invités juifs paraissaient particulièrement mal à l’aise. Les conversations faiblissaient ; la consommation de la nourriture et de l’alcool grimpait en flèche. « Le reste des participants tournait en rond, occupé à boire copieusement et à dévorer les plateaux de petits-fours, raconte Martha. Sans doute beaucoup étaient-ils pauvres et véritablement mal nourris, et les autres étaient nerveux et désireux de le cacher. »
    En fin de compte, conclut Martha, « ce fut un après-midi ennuyeux et, en même temps, plein de tension ». L’invité inattendu était la peur et celle-ci se propagea dans l’assemblée. La foule était « tellement pleine de frustration et de tristesse… de tension, de découragement, de vaine bravoure ou d’une lâcheté tragique et haïe, que je me suis juré de ne plus jamais recevoir un tel groupe sous mon toit ».
    Elle se résigna à aider les Harnack à organiser leurs soirées et leurs thés habituels. Ils avaient vraiment le don pour s’entourer d’amis fidèles et passionnants tout en restant proches d’eux. L’idée que, un jour, cela leur coûterait la vie lui aurait paru à l’époque le comble du ridicule.
     
    La liste des invités en vue de son anniversaire  2 , organisé le 8 octobre, date précise de sa naissance, comprenait une princesse, un prince, plusieurs de ses amis