Dans le jardin de la bête
le public ayant une bonne connaissance de l’histoire ancienne et moderne comprendraient le message sous-jacent. Aux États-Unis, un discours de cette nature aurait paru tout sauf héroïque ; sous l’oppression montante de la férule nazie, c’était un geste intrépide. Dodd expliqua ses motivations dans une lettre à Jane Addams. « C’était parce que j’avais constaté tellement d’injustices 6 et vu tant de petits groupes dominateurs, de même que j’entendais les plaintes de tellement de gens éminents de ce pays que je me suis aventuré aussi loin que ma position le permettait. À l’aide de l’analogie historique, j’ai mis en garde les hommes aussi solennellement que possible contre des dirigeants à demi éduqués, autorisés à conduire les nations à la guerre. »
Il donna à son exposé un titre inoffensif : « Le nationalisme économique. » Évoquant l’ascension et la chute de César, et des épisodes de l’histoire de France, de l’Angleterre et des États-Unis, Dodd cherchait à mettre en lumière les dangers « d’un régime arbitraire et minoritaire » sans citer une seule fois l’Allemagne contemporaine. Pour un diplomate traditionnel, ce n’était pas une approche typique, mais Dodd l’envisageait comme une façon d’accomplir le mandat que lui avait confié Roosevelt. Pour sa défense, plus tard, Dodd écrivit : « Le président avait souligné 7 sans équivoque qu’il voulait que je sois un représentant permanent et (à l’occasion) un porte-parole des idéaux et de la philosophie de l’Amérique. »
Il parla lors d’un banquet à l’Hôtel Adlon devant un public important qui comprenait plusieurs hauts responsables du gouvernement, dont le président Schacht de la Reichsbank et deux membres du ministère de la Propagande de Goebbels. Dodd savait qu’il s’avançait sur un terrain délicat. Il comprenait aussi, compte tenu des nombreux correspondants dans la salle, que ses propos seraient largement repris dans la presse en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
Tandis qu’il commençait sa lecture, il sentit une excitation silencieuse gagner la salle. « En des périodes de grande tension 8 , commença-t-il, les hommes abandonnent trop volontiers les repères sociaux du passé pour s’aventurer en territoire inconnu. Et la conséquence a toujours été la réaction, parfois le désastre. » Il remonta dans le lointain passé en commençant son voyage dans un style allusif avec les exemples de Tiberius Gracchus, un chef populiste, et Jules César. « Les hommes d’État insuffisamment cultivés d’aujourd’hui s’écartent brutalement du but idéal du premier des Gracques et croient trouver le salut, pour leurs semblables en difficulté dans le mode d’action arbitraire de celui qui fut une victime facile des ruses grossières de l’impudique Cléopâtre. » Ils oublient, ajouta-t-il, que « Les Césars n’ont triomphé que sur une courte période si on la mesure à l’aune de l’histoire ».
Il décrivit des moments similaires dans l’histoire de l’Angleterre et de la France, et il donna en exemple Jean-Baptiste Colbert, le puissant contrôleur général des Finances de Louis XIV. Dans une allusion évidente aux relations entre Hitler et Hindenburg, il raconta à son public que Colbert « se vit octroyer des pouvoirs despotiques. Il expropria des centaines de grandes familles nouvellement enrichies, remit leurs biens à la couronne, condamna à mort des milliers de gens qui lui résistaient… L’aristocratie terrienne récalcitrante fut matée partout, les parlements n’étaient plus autorisés à se rassembler ». Le régime autocratique persista en France jusqu’en 1789 ; il fallut attendre la Révolution française pour qu’il s’effondre dans « Le fracas et le tonnerre ». « Les gouvernements qui s’exercent par le haut échouent aussi souvent que ceux qui s’exercent par le bas ; et tout grand échec provoque une réaction malheureuse de la société, des milliers et des millions d’hommes sans défense perdant la vie dans cette triste affaire. Pourquoi les hommes d’État n’étudient-ils pas le passé pour éviter de tels désastres ? »
Après quelques allusions supplémentaires, il parvint à son dénouement : « En conclusion, on peut dire sans risque qu’il serait souhaitable que les hommes d’État apprennent un peu d’histoire afin de comprendre
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