Dans le jardin de la bête
qu’aucun système impliquant le contrôle de la société par des hommes avides de privilèges ne s’est jamais terminé autrement que par la chute. » Ne pas tirer un enseignement de ces « bourdes du passé », dit-il, ne pouvait que nous conduire à « une autre guerre et au chaos ».
Les applaudissements, rapporte Dodd dans son journal, « furent extraordinaires ». En décrivant la scène à Roosevelt, Dodd nota que même Schacht « applaudit de façon extravagante » 9 , de même que « tous les autres Allemands présents. Je n’ai jamais reçu d’approbation plus unanime ». Il écrivit au secrétaire d’État Hull : « Quand le discours fut terminé 10 , à peu près tous les Allemands présents démontrèrent et exprimèrent une approbation qui révélait implicitement : “Vous avez dit ce que chacun de nous s’est vu dénier le droit d’exprimer.” Un responsable de la Deutsche Bank appela pour signifier son propre accord. “L’Allemagne silencieuse mais inquiète 11 , et par-dessus tout l’Allemagne des affaires et de l’université, est de tout cœur avec vous et extrêmement reconnaissante que vous vous trouviez ici et que vous puissiez dire ce que nous ne pouvons dire.” »
Sans aucun doute, ces auditeurs comprenaient le véritable message du discours de Dodd. Par la suite, Bella Fromm, la chroniqueuse mondaine du Vossische Zeitung , qui devenait de plus en plus liée à la famille Dodd, lui confia : « J’ai aimé vos allusions finement déguisées 12 contre Hitler et le nazisme.
– Je n’avais aucune illusion sur Hitler quand j’ai été nommé à ce poste à Berlin, répondit-il avec un sourire malicieux. Mais j’avais espéré trouver au moins quelques personnes correctes autour de lui. Je suis horrifié de découvrir que toute la bande n’est qu’une horde de criminels et de lâches. »
Plus tard, Fromm reprocha à André François-Poncet, l’ambassadeur français en Allemagne, d’avoir raté la conférence. La réaction de ce dernier résume le dilemme de la diplomatie traditionnelle. « La situation est très difficile 13 , lui confia-t-il avec un sourire. Nous sommes diplomates et nous devons dissimuler nos sentiments. Nous devons plaire à nos supérieurs dans notre pays tout en évitant de nous faire expulser d’ici, mais je suis heureux également que Son Excellence, M. Dodd, ne puisse être corrompu par la flatterie et les honneurs. »
Dodd fut encouragé par l’accueil de son auditoire. « Mon interprétation 14 est que toute l’Allemagne libérale est avec nous… et plus que la moitié de l’Allemagne est libérale de cœur », confia-t-il à Roosevelt.
La réaction ailleurs fut franchement plus réservée, comme Dodd ne tarda pas à le découvrir. Goebbels bloqua la publication du discours, même si trois grands quotidiens en publièrent malgré tout des extraits. Le lendemain, un vendredi, Dodd se présenta au bureau de von Neurath au ministère des Affaires étrangères pour un rendez-vous prévu antérieurement, mais s’entendit dire que celui-ci ne pouvait le recevoir – une infraction claire aux usages diplomatiques. Dans un câble à Washington cet après-midi-là, le diplomate américain fit savoir au secrétaire Hull que ce geste de von Neurath semblait « constituer un sérieux affront 15 à notre gouvernement ». Dodd fut enfin reçu par le ministre à la fin de la journée, à vingt heures. Von Neurath prétendit avoir été trop débordé pour le recevoir plus tôt, mais Dodd savait que le ministre avait été suffisamment libre d’obligations pressantes pour déjeuner avec un diplomate de moindre acabit. Il nota dans son journal qu’il soupçonnait Hitler d’avoir personnellement exigé le report de l’entrevue « comme une sorte de rebuffade 16 à la suite de mon discours d’hier ».
À sa grande consternation, il vit aussi venir une lame de fond de critiques provenant des États-Unis et prit des dispositions pour se défendre. Il envoya promptement à Roosevelt un compte rendu intégral de son discours, en précisant qu’il le faisait parce qu’il craignait que « des interprétations embarrassantes 17 aient pu circuler dans le pays ». Le jour même, il envoya aussi une copie au sous-secrétaire Phillips, « dans l’espoir que, étant informé 18 de tous les précédents, vous serez en mesure de donner des éclaircissements au secrétaire Hull –
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